New York est la ville la plus diverse des États-Unis. Brooklyn le quartier le plus diversifié de New York. Et Williamsburg le secteur le plus varié de Brooklyn. Pourtant, les trentenaires bon chic bon genre qui débarquent en masse de Manhattan ne savent que par les actualités qu’un monde cloisonné de Juifs hassidiques se dissimule à quelques rues de leurs restaurants étoilés au Michelin et de leurs bars servant du vin bio trop cher.

À partir de South 9th Street, un autre univers émerge. Les hommes portent des vestes noires, des chapeaux, de longues barbes, des papillotes le long des tempes et parlent en yiddish dans des téléphones à clapet rappelant les années 1990. Les femmes arborent des robes longues et des perruques. Quasiment toutes arpentent les rues avec des poussettes et des armées de bambins.

La plupart du temps, je suis le seul individu étranger au quartier. Les épiceries, les boulangeries et les restaurants sont strictement casher et les enseignes sont presque toutes en yiddish. Le tout au cœur de New York, à un arrêt de métro de Manhattan.

Dans une langue d’antan

Lorsque je croise un homme âgé, je l’accoste en hongrois. Il me répond en magyar sans une once d’étonnement. Son hongrois est rustique, mais recèle le charme de l’idiome d’antan, en voie d’extinction dans les campagnes magyares.

Peu de gens savent qu’une large part de la communauté juive hassidique de Brooklyn trouve ses origines en Hongrie. J’ai découvert ce quartier lorsque je vivais à New York. Depuis, j’y reviens souvent. Le fait d’être hongrois m’a avantagé pour connaître de nombreuses personnes de cette communauté recroquevillée sur elle-même.

L’histoire magyare du hassidisme remonte au XIXe siècle. Cette branche du judaïsme ultraorthodoxe a trouvé un terreau fertile parmi les Juifs pauvres et ruraux du nord-est de la Hongrie. Contrairement aux Juifs séculiers et assimilés de Budapest et des autres grandes villes, les hassidim refusaient l’intégration, s’accrochaient aux traditions ancestrales et ont formé de grandes dynasties héréditaires sous la férule d’un rabbin charismatique. Après l’Holocauste, qui a décimé la communauté, les survivants ont quitté la Hongrie et reconstruit leurs congrégations dans l’État nouvellement formé d’Israël, ainsi qu’aux États-Unis d’Amérique.

Aujourd’hui, plus de 150 000 Juifs ultraorthodoxes de Brooklyn sont d’ascendance magyare, principalement à Williamsburg [dans le nord de Brooklyn] et Borough Park [dans le Sud]. La dynastie hassidique dominante, les Satmar, tient son nom de l’ancienne ville hongroise désormais roumaine de Satu Mare, où le rabbin Yoel Teitelbaum avait bâti une importante communauté avant la Seconde Guerre mondiale. Teitelbaum a échappé à la déportation, est arrivé à New York en 1946 et a ressuscité son assemblée. Les Munkatch (de Moukatchevo, aujourd’hui en Ukraine), les Popa (de Papa [en Hongrie]) et les Klausenburg (de Cluj, aujourd’hui en Roumanie) forment les autres groupes majeurs de hassidim hongrois de Brooklyn. D’autres petites communautés existent, comme celles de Kaliv (originaire de Nagykallo), de Kerestir (Bodrogkeresztur) et de Liska (Olaszliszka).

“Plusieurs de ces localités ont été séparées de la Hongrie après la Première Guerre mondiale [après le traité de Trianon du 4 juin 1920], mais les Juifs qui vivaient dans ces communes se considéraient comme Hongrois”, explique Yosef Rapaport, leader respecté d’une communauté de Borough Park. “Ma mère venait de Valea lui Mihai et mon père de Halmeu, deux villages situés en territoire roumain, mais mes deux parents s’exprimaient en magyar à la maison. En fait, la grande majorité des Juifs orthodoxes de Brooklyn parlent le yiddish avec un accent hongrois.”

Hospitalité renommée

Brooklyn compte des douzaines de communautés hassidiques. La plupart sont hongroises, les autres polonaises, russes et ukrainiennes. Malgré leurs similitudes apparentes, des différences subtiles les distinguent. “Les hassidim hongrois sont renommés pour leur hospitalité. Dans un foyer hassidique hongrois, il y a toujours un plat prêt à déguster. Et dans une synagogue magyare, le café est à la fois abondant et gratuit”, décrit fièrement Alexander Rapaport, fils de Yosef et propriétaire de Masbia, un réseau associatif de soupe populaire.

“Les femmes sont mieux organisées, habillées plus élégamment. Elles respectent les règles hassidiques [qui exigent pudeur et sobriété], mais cela se voit qu’elles sont hongroises. En épouser une est une bonne pioche.”

Contrairement à Williamsburg, toutes les communautés hassidiques de Borough Park n’ont pas de racines magyares, mais beaucoup des trois cents petites synagogues du secteur portent le nom de localités hongroises, à l’image de celles de Sopron, de Debrecen et de Mad. Une portion de la 13e Avenue, principale artère commerçante du quartier, s’appelle Raoul Wallenberg en l’honneur du diplomate suédois, ambassadeur à Budapest durant la Seconde Guerre mondiale, qui a sauvé des dizaines de milliers de Juifs d’une mort certaine. Nombre d’entre eux se sont d’ailleurs installés à Brooklyn par la suite.

Goulasch, chou farci et paprika

À Williamsburg, ma première étape me mène chez Gottlieb’s, restaurant familial animé rempli d’hommes barbus avec des chapeaux noirs et géré par Menashe Gottlieb, 44 ans. Juif [du courant] Satmar, réservé, il porte des lunettes et des papillotes blondes. Le grand-père de Menashe, Zoltan, a abandonné la Hongrie lors de l’insurrection antisoviétique de 1956 et a ouvert en 1962 une table spécialisée dans les plats de sa terre natale, qui lui manquaient : le goulasch, le chou farci, les pâtes au chou (