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Purity and Purification in the Ancient Greek World Texts, Rituals, and Norms edited by Jan-Mathieu Carbon & Saskia Peels-Matthey Centre International d’Étude de la Religion Grecque Antique Presses Universitaires de Liège Liège, 2018 Table of Contents Jan-Mathieu Carbon, Introduction: Probing the ‘Incubation Chamber’ .............................. 11 ConCePts, Continuities, and Changes Robert Parker, Miasma: Old and New Problems ............................................................. Angelos Chaniotis, Greek Purity in Context: The Long Life of a Ritual Concept, or Defining the Cs of Continuity and Change ................................................................. Pierre bonneChere, Pureté, justice, « piété » et leurs contraires : l’apport des sources oraculaires ....................................................................................... Saskia Peels-Matthey, Moral Purity in the Athenian Theatre ......................................... 23 35 49 93 hoMiCide, Morality, and soCiety Hannah Willey, Social-status, Legislation, and Pollution in Plato’s Euthyphro ............ 113 Anne-Françoise JaCottet, La pureté des tyrannicides ou quand la démocratie lave la souillure ....................................................................... 133 Irene salvo, Blood Pollution and Macedonian Rulers: Narratives between Character and Belief ...................................................................... 157 rituals, behaviour, and abstinenCe Stella GeorGoudi, Couper pour purifier ? Le chien et autres animaux, entre pratiques rituelles et récits .................................................................................... 173 Marie-Claire beaulieu, Θεῶν ἅγνισμα μέγιστον : la mer et la purification en Grèce ancienne ........................................................................................................ 207 Ivana and Andrej PetroviC, Purity of Body and Soul in the Cult of Athena Lindia: On the Eastern Background of Greek Abstentions ...................................................... 225 10 Table of Contents ContaCts and boundaries, deMons and ‘MagiC’ Athanassia ZoGrafou, Être pur pour réussir : le conditionnement de l’efficacité rituelle dans les « papyrus magiques grecs » .............................................................................. 261 Miriam blanCo Cesteros and Eleni ChronoPolou, The Irresistible Attraction of Purity: Accusations of Religious Transgression in Magical Texts from Late Antiquity .................................................................................................... 281 Moshe blidstein, Demons and Pollution in the Ancient Mediterranean: Interactions and Relationships ........................................................................................................ 299 List of Contributors ..................................................................................................... 315 Abbreviations and Bibliography .............................................................................. 319 Index locorum ............................................................................................................... 353 Pureté, justice, « piété » et leurs contraires : l’apport des sources oraculaires* Introduction et mises en garde Le cours de la vie — privée, sociale, politique — dans le monde grec est un long fleuve tranquille régi par les πάτρια ou νομιζόμενα. Ce code de conduite « immémorial », avalisé par la cité et ses divinités, et complété de lois et décrets plus spécifiques, garantis­ sait la perpétuation des normes et la nécessaire harmonie entre hommes et dieux à la base du bonheur grec. Mais tout fleuve a ses tourbillons, et sa torpeur était rompue par des écarts, volontaires ou non, qui en minaient l’harmonie. Le rétablissement de la normalité pouvait déboucher sur une conduite réparatrice fondée sur la détermi­ nation, stricte à défaut d’être logique et constante, de ce qui était acceptable ou non, et de la façon de lutter contre la contagion potentielle de ce qui était vu, en certaines circonstances, comme impur. Il faut d’emblée accepter l’idée d’une fluidité diffuse selon les individus, les contextes ou les époques, résistant à toute catégorisation absolue 1. * 1. Je remercie V. Liapis (Open University, Chypre), B. Eck (Grenoble), J. Mikalson (Virginia), K. Laapindo (Istanbul) et I. et A. Petrovic (Virginia) pour leurs avis, ainsi que les « Liégeois » J.­M. Carbon, S. Peels et V. Pirenne pour leur patience et leurs remarques. Un grand merci à Saskia Peels de m’avoir envoyé son livre (2016), qui m’a aidé à saisir les arcanes du champ sémantique de ὅσιος. Pour le renvoi aux textes oraculaires, les abréviations sont les suivantes : Claros MS : MerkelbaCh – stauber (1996­1997) ; robinson (1981). Delphes FH/FQ/FL/FF : fontenrose (1978) + catégorie, i.e. H pour « historique » [ oracle rendu du vivant de l’auteur qui le rapporte], Q pour « quasi historique » [ cité par un auteur qui, chronologiquement, n’a pu avoir connaissance des faits], L pour « légen­ daire », F pour « fictive » [fiction littéraire]). Didymes FH/FQ/FL/FF : fontenrose (1988) : même chose que pour Delphes. On ajoute FA [inscriptions fragmentaires] et FB [textes à caractère oraculaire]). Lh : lhôte (2006), éd. et trad. On y trouvera la référence à toutes les sources anciennes, trop abondantes pour être ici précisées, mais j’ai mentionné d’où je tirais les précisions lexicologiques. NB : toutes les dates pour les oracles de Dodone sont avant Jésus­Christ. Cf. dodonaonline.com (dir. P. Bonnechere et É. Lhôte), citée DOL. Voir bendlin (2007), p. 178­189 (avec bibl. : un peu réducteur mais pratique) ; Chaniotis (2012) ; Moulinier (1952) ; Parker (1996) [1983]. 50 Pierre Bonnechere Une recherche détaillée dans la base de données, en cours de réalisation à Montréal, sur tous les oracles jamais rendus dans les sanctuaires grecs 2, montre que le lexique de la souillure y fut peu utilisé. Les termes connotés négativement l’ont été moins encore que leur équivalent positif. Même les oracles fictifs et légendaires, ou rapportés longtemps après les faits dans la littérature 3, n’y recourent qu’en proportions restreintes 4. Dans les oracles épigraphiques, on ne trouve presque rien du côté de λῦμα, μίασμα, μιαρός, μιαίνειν, ni d’ἄγος ou ἐναγής. Même καθαρός et sa famille sont représentés de façon éparse 5. Le vocabulaire spécifique, bien sûr, ne règle pas tout, il faut compter avec les périphrases : ainsi un prêtre astreint à la chasteté (γυναικὶ μὴ ὁμιλεῖν) s’unit à une femme sous le coup de la danse et de la boisson. À Delphes, il demande s’il peut être délivré de sa faute ou pardonné (περὶ τῆς ἁμαρτίας ἠρώτα τὸν θεὸν εἴ τις εἴη παραίτησις ἢ λύσις). La pythie lui répond « que face à la nécessité, le dieu pardonne 2. Une bonne partie des textes couvrant les questions et réponses pour les oracles de Claros, Delphes, Didymes, Dodone (incluant les 4216 textes publiés en 2013) et Trophonios, sont saisis, ainsi que les oracles par les sorts d’Asie Mineure et différents recueils de sortes, tels les Astrampsychi. Nous tra­ vaillons actuellement à une numérotation des oracles qui serait — nous l’espérons — universelle. Je salue pour son dévouement Nancy Duval, conceptrice et longtemps gestionnaire de l’outil, ainsi que responsable des dossiers nécessaires à cette étude, en août 2014. Depuis, la base de données s’est étoffée de centaines de nouveaux textes : quelques omissions, notamment dans les sources littéraires pour Delphes, et pour les oracles moins connus, sont donc possibles et je m’en excuse. La base de données n’inclut pas non plus les oracles rendus par les devins. Sans un pareil outil toutefois, pareille recherche serait irréalisable. 3. En ce qui concerne les oracles grecs, il faut toujours proposer une étude en deux temps : porter attention d’abord aux consultations « sûres » (essentiellement conservées par l’épigraphie ou les auteurs contemporains), et ensuite aux réponses oraculaires attestées longtemps après les faits (des siècles plus tard parfois), ainsi qu’aux réponses légendaires ou fictives. Le fossé s’est creusé ces dernières années entre oracles « réels » et oracles « de représentation », surtout à la suite de la publication des 4000 nouveaux textes de Dodone (dont 1500 sont vraiment utilisables), qui ont miraculeusement conservé tous les types possibles de questions, sur un matériau bon marché, le plomb, au contraire des coûteuses inscriptions sur pierre des autres oracles, lesquelles ne laissaient apercevoir que la pointe « riche » de l’iceberg. Il appert ainsi que les oracles « dans la vraie vie » n’ont jamais été ambigus, que les questions étaient toujours pieuses et révérencieuses, et que les sanctuaires n’avaient aucune façon de s’immiscer dans la vie politique des cités. C’est tout l’inverse, donc, de la Grèce tricheuse et intéressée du vie s. av. J.­C. décrite par Hérodote. Cela dit, tous les témoignages gardent une valeur intrinsèque, car ils éclairent différents versants des mentalités. On le verra dans cet article, le hiatus entre les deux catégories, pour les questions de pur et d’impur, varie beaucoup selon les thèmes. Je préciserai souvent en italiques si je m’appuie sur la veine épigraphi­ que ou littéraire des oracles, car c’est souvent un facteur capital à prendre en compte. 4. Sources littéraires : ἁγιστεύειν : n. 30 ; ἁγνός et apparentés : n. 11, 28, 94, 99, 164­165, 172, 188, 198­ 199, 220 ; ἄγος : n. 32, 90 et 93 ; ἀμίαντος : 188 ; ἀνόσιος : n. 123, 129, 131, 152 ; ἐναγής : n. 29, 32 et 179 ; ἐναγίζειν : n. 33 ; λυμαίνεσθαι : n. 32 ; μιαίνειν : n. 25, 180, 203 ; μιαρός: n. 123 ; μίασμα : n. 24, 29, 153 ; μύσος : 32 ; ὅσιος, ὁσίως: n. 104, 121, 151, 220. Pour καθαίρω : n. 55 ; καθαρμός : n. 24, 167 ; καθαρός : n. 13, 23, 38, 163­165, 169, 172, 179, 180, 203 ; καθάρσια : n. 23. 5. Sources épigraphiques, si l’on excepte la « loi cathartique de Cyrène » (infra, p. 62­64) : ἁγνός : n. 22­ 23, 68, 157, 174, 182­184, 220 ; ἀκαθαρτία : n. 44 ; καθαρμός : n. 72, 168 ; μια­ : n. 18 ; ὅσιος : n. 103, 104, 149, 155, 178, 208. καθαρός : n. 8, 16­17, 19, 160, 163, 170, 202. Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 51 toujours » (ἅπαντα τἀναγκαῖα συγχωρεῖ θεός). Aucun mot désignant la souillure n’est employé, alors qu’il n’est question que de cela 6. De même, le sacrifice animal aurait été accordé par la pythie du bout des lèvres : « Si un animal acquiesce en baissant la tête vers l’eau lustrale, j’affirme […] que son sacrifice peut être accompli δικαίως 7. » Il s’agit bien de prévenir une impureté, et la famille de δίκαιος appartient, avec ce sens précis, au vocabulaire oraculaire, nous le verrons. Enfin, les récits de miracles, pourtant consacrés à la guérison de maladies, ne recèlent aucun de ces termes, ni à Épidaure ni ailleurs 8. D’autre part, toute coutume religieuse enchâssée dans les πάτρια, qu’on peut considérer à juste titre comme l’équivalent grec de la révélation dans les religions révé­ lées 9, jouit en soi du sceau divin. Tout rite exigé par un μαντεῖον est sacré et pur car prescrit par le dieu. L’oracle s’affiche donc en puissant allié des πάτρια, défend l’ordre intangible du monde et sert de rempart aux éventuels sacrilèges. Comme l’oracle passe, tous documents confondus, pour un pourvoyeur de normes, il faudra tenir compte de tous les concepts qui incluent le pur et l’impur, comme la « piété », la justice et leur contraire 10. En dépit de la relative rareté des termes spécifiques à la pureté, les réponses oraculaires participent toujours d’une atmosphère de perfection qu’on devra détailler quelque peu. Cet article prendra donc un air impressionniste. Il mettra l’accent sur les consultations historiques, sans pour autant se couper des témoignages à l’historicité moins évidente, ni de l’apport des mythes : le jeu d’aller­retour entre témoignages réels et fictifs s’avère toujours riche d’enseignements. Les textes anciens, enfin, auront priorité sur la bibliographie moderne, pour d’évidentes contraintes de place. L’espace du sacré, par opposition à l’espace profane, si on échappe jamais totale­ ment au sacré en Grèce, est marqué par la pureté : on n’y entre pas sans remplir cer­ taines conditions d’abstinence, sexuelle, alimentaire ou autre, ni sans s’asperger d’eau lustrale. Certaines actions, tenues pour souillantes, y sont prohibées. Le siège même de l’oracle et la confrontation avec le dieu exigent certainement une stricte ἁγνεία 11, 6. Delphes, FH63 (Plu. Mor. 404a). 7. Delphes, FL147 (Porph. Abst. 2.9), avec un prêtre au nom parlant, Episcopos (à moins qu’il ne s’agisse d’un titre). Si cette condition n’est pas remplie, le sacrifice est οὐ θέμις. Voir aussi Delphes, FL131, 146 et 147, et par ex. detienne (1998), p. 180­184. 8. lidonniCi (1995) et Girone (1998) (seule exception, [­­­]ως εἰ καθαρε[­­­] : IC I.xvii 15, l. 1). La maladie peut être vue comme naturelle, mais aussi comme la punition (divine ou démonique) d’une faute. En même temps les règlements religieux des divinités médicales insistent de bonne heure sur la pureté de l’âme : voir Chaniotis, ainsi que I. et A. PetroviC, dans ce volume. 9. C’est une idée que je développe depuis un certain temps (bonneChere [2007], p. 145­146), et que je trouve corroborée par rudhardt (2008), p. 66­68, puis avalisée, avec les réserves d’usage, par Parker (2011), p. 14, n. 33. 10. Selon la même méthode que S. Peels (2016), qui cerne le sens de ὅσιος par l’étude de lexèmes quasi synonymes. Je rendrai par la suite eusebeia par piété, bien que « juste respect dans les relations avec dieux » serait plus correct: Mikalson (2010), p. 140­185. 11. Les Euménides (A. Eu. 715­716) menacent Apollon : s’il continue à protéger les meurtriers, son oracle ne sera plus ἁγνόν. Pierre Bonnechere 52 particulièrement perceptible dans les oracles par incubation 12. À l’instar de la prophé­ tesse de Didymes, dont la vie est strictement réglementée, les prophètes et les consul­ tants qui visent un contact avec la divinité sont soumis à une réelle discipline cathartique. Les pèlerins qui désirent consulter Trophonios s’astreignent à une longue purification qui agit tant sur le corps que sur l’âme 13. Elle seule permet le contact face à face avec le dieu, exactement comme dans certains cultes à mystères, comme à Éleusis, ou dans certaines mouvances du savoir et de la sagesse, chez les Éléates, les Pythagoriciens et autres « Orphiques » 14. Cet aspect capital ne nous retiendra plus cependant : au­delà de la purification qui rend possible le contact entre les mondes, il faut décrypter ce que le discours oraculaire lui­même — un discours divin — nous apprend. 1. La pureté et l’impureté comme raison d’interroger l’oracle 1.1. Les textes épigraphiques Si les consultations à des fins religieuses se taillent la part du lion pour les oracles conservés par l’épigraphie, la moisson de textes concernant le pur, l’impur et leurs dangers inhérents est maigre, même dans le nouveau corpus de Dodone 15. Cela n’empêche pas l’oracle de jouer un rôle important, puisque c’est toujours sous la menace d’une crise potentielle, imminente ou en cours, que les gens — rarement les États — interrogent le dieu ou lui proposent une solution digne d’être approuvée sans hésitation. Les rares cas sûrs, dépourvus de contexte, tournent autour de καθαρός, sur dix lamelles au total. La lamelle 2381A (vie siècle) se lit sans difficulté : οὐ καθ<α>ρός 16. Trois autres lamelles sont semblables, sinon que l’adjectif n’y est pas (ou plus) flanqué d’une négation 17. Enfin une question pourrait se lire ἐ͂ α[…] μ̣ιαρά [­­­], « Est­ce qu’[Unetelle/telle chose] est porteuse d’une souillure ? » 18. Un contexte purificatoire 12. Voir par ex. von ehrenheiM (2015) ; krauskoPf (2005); Paoletti (2004) ; sCullion (2005). 13. bonneChere (2003), passim, part. p. 145­157, 185­190 et 273. Paus. 9.39.5 (τά τε ἄλλα καθαρεύει). 14. Par ex. ustinova (2009), p. 177­217. 15. Selon nos estimations actuelles en fonction de l’édition de DVC (voir n. introductive), sept thèmes épigraphiques sont bien représentés : les affaires religieuses proprement dites (ca 650 cas), la famille, les métiers, les affaires d’argent, les voyages, la santé et les questions imprécisées. Les demandes relatives à la religion comptent plus du double de cas que chacune des autres catégories. Ces chiffres doivent être raffinés, mais ils changent drastiquement l’idée que l’on se faisait de la divination en Grèce. À Dodone, les consultations politiques (au sens très large) se situent entre 1 et 2 %. 16. « Untel (ou telle chose) n’est­il (elle) pas ‘pur(e)’ ? » 17. DVC 498 : [—] Κ̣AΘAPAΣ̣ [­­­] ; DVC 4131B et 3920B pourraient se lire, respectivement, ἦ [κ]αθ̣αρό[ς] (voire [κ]αθ̣αρά, autre lecture proposée par DVC : le fac­simile n’indique rien après le ρ), et κο̣θ̣<α>ρό̣ς. Cf. aussi DVC 2997 : αἰ ΚΑΤΑΡΙΕΣ, avec une confusion entre T et Θ : DVC lisent καταρί(σε), mais c’est vraiment incertain. Ils citent en parallèle la lamelle 1475A, mais leur interprétation semble forcée (τίνι<ς> κα θύω̣[ν γένοιτο] | ΑΚΑΡΟΟΣ). Pour une datation fiable des lamelles, il faudra attendre la réédition finale. 18. DVC 1263A : EΑ[.3. .] Μ̣IARA [­­­]. DVC 308A présente le texte Μ̣IΛNIOU ou Μ̣IΑ̣NIOU, écrit en sens inverse sous une autre question. La lecture μιανῖ (ἢ) οὔ (lire μιανεῖ), soit : « sera­t­il/elle une Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 53 est envisageable pour une question sur un sacrifice et des libations ‘chthoniennes’ [­­­ μει]λίξοντα(ι) θύσαντες 19. L’absence d’ἄγος et ἐναγής répond à la quasi­absence de questions relatives au φόνος ou à d’autres crimes graves, à Dodone comme dans les autres oracles illustrés par une tradition épigraphique. En matière de sacré à Dodone, c’est le vocable ἱαρός qui revient le plus souvent, mais sans davantage de contexte. Un rapport direct ou indirect avec la pureté reste vraisemblable puisque la réponse à la question « Telle chose est­elle ἱαρός ? » permettra au consultant d’agir ὁσίως et de ne pas encourir d’impureté 20. Dans un seul cas, plusieurs termes relatifs au sacré et à la pureté sont conjoints, mais aucune interprétation d’ensemble ne me vient à l’esprit 21. Une unique lamelle enfin concerne l’ἁγνεία, celle d’une jeune fille à la fin du ive siècle : [Πε]ρ[ὶ] τῆς κόρ[ης] ἁ̣γ̣νεία(ς) πῶς κα ταύ|[τα] λ[ώ]ϊον καὶ ἄμεινον πράσ(σ) οι, « à propos de l’ἁγνεία de la/ma fille, comment pourrait­elle/il faire ces choses de façon la meilleure et la plus avantageuse ? » 22. S’agit­il de la chasteté de la jeune fille, de sa conduite, des suites d’un viol, d’exigences rituelles pour une prêtrise ? Nous ne le saurons jamais, non plus que l’identité du consultant, mais la question concerne assu­ rément un problème de pureté pour lequel l’oracle apparaissait compétent 23. Comme souvent, les lamelles de Dodone nous laissent sur une aporie, que nous pouvons ten­ ter de combler par d’autres avenues. cause de souillure (ou) non ? » est possible, encore que μιανῖ οὔ peut se comprendre comme tel : « ne sera­t­il/elle pas une source de souillure ? ». 19. DVC 2979 : [­­­ μει]λίξοντα(ι) θύσαντες | [­­­][.]φράδας λώϊον θεὸν | [­­­ θε]ῶι τίνι θύσα(ντ)ες | [­­­ Ἐπί]καδος̣ Ἐτούτα ΠΟΝ|[­­­]ΑΦΟΝ ἐξέθεν. L’édition de la lamelle pose de nombreux pro­ blèmes, et je ne tenterai pas de traduction. Le lien avec la pureté serait pourtant clair si l’on restituait, à la ligne 2 [ἀπο]φράδας, « durant les jours néfastes » (l’antithèse de καθαραὶ ἡμέραι) : je dois cette remarque à J.­M. Carbon. 20. Faut­il consacrer l’argent sacré d’Athéna en totalité ou non : DVC 2409A. Voir aussi 1323A ; 3400A. Telle chose est­elle ἱαρός ? : DVC 1635B ; 3681B ; 4042A. Une série d’inscriptions comprennent uniquement le terme « ἱαρόν », sans plus rien d’autre: DVC 1321B, 2706B, 3243A, 3490, 3594A, 3964, 3994A, 1791B (?). D’autres encore veulent savoir quel dieu prier à propos (de quelque chose) de sacré : DVC 613A, DVC 1108A (texte difficile), ou d’un culte : DVC 487A. 21. DVC 3871 : θεός ­ τύχα· Χοιρίνα ἐρωτ[ῆι ­­­]| Ε ἐπὶ τὸν ὄλβον τᾶς θεοῦ τὸ Τ[­­­]| τᾶς ματρὸς πότερα ὡς ὁσία[ν ­­­]| [δ]όμεν ἱαρῶ ΤΟ[.]Σ̣Ο̣Ν[. .]Ν[.][­­­]. 22. DVC 2473 ; sur la gauche, la lamelle a perdu un pli de taille incertaine. Les deux premières lettres de la lecture ἁ̣γ̣νεία(ς) ont été abîmées dans le pli de la lamelle. La forme τῆς κόρ[ης] ionienne tranche avec le κα mais est indiscutable. DVC 2432B comprendrait ἁ̣γ̣νᾶς, mais le texte doit sans doute être revu (voir infra, n. 208). 23. Vers 125 av. J.­C., les Athéniens interrogent Delphes (FH66) à propos du sanctuaire des deux déesses sur l’acropole. Il y est question d’usages ancestraux, d’une fondation, de prémices et de quelque chose (d’inconnu) qualifié de ἁγνοῦ : IG II2 5006, l. 10. Pour une prêtresse reconnue par Apollon pour son ἁγνεία, voir infra, p. 81. Pausanias (5.27.10 : καθάρσια; Delphes, FQ173) se fait l’écho d’un oracle obtenu après la mort accidentelle d’un enfant qui s’est cogné la tête sur un tau­ reau de bronze à Olympie. On est sur le point d’évacuer du sanctuaire la statue coupable, quand Apollon fait savoir que « les sacrifices de purification habituels en Grèce en cas de meurtre invo­ lontaire » sont suffisants. Authentique ou non, l’oracle reste instructif sur le fond. 54 Pierre Bonnechere 1.2. « Fléaux » et fautes diverses : littérature et réalité L’implication oraculaire en matière de souillure semble pourtant profonde dès qu’on ouvre les sources littéraires. Ainsi dans le contre­jour tragique de l’Œdipe-roi (71­ 111), le héros, meurtrier de son père Laios, est lui­même le μίασμα qui empoisonne Thèbes 24 : il fait consulter Apollon par Créon, lequel revient avec les modalités du καθαρμός 25. Dans un autre passage (789­793), Œdipe, qui veut connaître l’identité de ses parents qu’à l’époque il croit être Polybe et Méropé de Corinthe, revient de Delphes sans avoir pu consulter Apollon. Ce refus de réponse est évidemment le déclencheur de l’action dramatique, mais il est défendable aussi d’un point de vue logique : par anticipation, le dieu refuse un oracle à quelqu’un dont il sait le destin souillé de crimes abominables. Chez Héraclide de Lembos, au iie siècle av. J.­C., l’Apollon de Didymes chasse les oligarques coupables du φόνος des Gergithai (un épi­ sode de l’époque archaïque) : ils sont des personae non gratae en acte, comme l’Œdipe de Sophocle l’est en puissance. De même les Crotoniates, pour avoir tué un suppliant à l’autel — impiété catastrophique s’il en est — sont rejetés par le dieu qu’ils consultent au sujet d’une fontaine qui verse du sang, clair présage de la destruction prochaine de la cité souillée d’un ἄγος 26. Les oracles littéraires sur les Labdacides jouent sur plusieurs tableaux en fonction de leur rôle narratif. Dans les Phéniciennes, Laios d’abord a reçu à Delphes un oracle, lui enjoignant de ne pas avoir d’enfant, faute de quoi il abîmerait toute sa maison dans le sang, souillure des plus grave (15­20) 27. À la fin de la pièce d’autre part, Œdipe révèle l’accomplissement d’un autre oracle qu’il a reçu alors pourtant qu’il était souillé au dernier degré, à propos de sa délivrance finale au bourg ἱερός de Colone (1703­1709). Dans l’Œdipe à Colone (389­412 et 603­605), l’oracle qui prédit la destinée protectrice du roi déchu au profit d’Athènes, comme un rachat posthume, est dit « ἀφ’ ἑστίας », de l’autel même d’Apollon à Delphes. La métonymie est forte, puisque c’est de cet autel qu’était emprunté le feu le plus pur de la Grèce (ce qui renchérit sur l’ἁγνεία du sanctuaire évoquée tout au début) 28. Sophocle multiplie par ailleurs les affirmations 24. Delphes, FL19 (96­99 : [Créon] ῎Ανωγεν ἡμᾶς Φοῖβος ἐμφανῶς ἄναξ μίασμα χῶρας ὡς τεθραμμένον χθονὶ ἐν τῇδ’ ἐλαύνειν μηδ’ ἀνήκεστον τρέφειν. [Œdipe] Ποίῳ καθαρμῷ; τίς ὁ τρόπος τῆς ξυμφορᾶς; 241 : μίασμα ; 353 : Œdipe est, selon Tirésias, un μιάστωρ ἀνόσιος et ἀσεβής, le κακῶν κακός). Voir Peels (2016), p. 87­90. 25. Même esprit dans l’oracle rendu à Alcméon (Delphes, FL40 ; Th. 2.102.5­6, μεμιασμένης ; Paus. 8.24.8, μίασμα ; schol. ad Luc. DMeretr. 12, p. 213 Rabe, ἄγος). 26. Delphes, FQ123 (Ael. VH 3.43). Les Messéniens, selon Isocrate (6.31 ; Delphes, FQ18), sont renvoyés par la pythie car leur question n’était pas juste : (« τοῖς μὲν οὐδὲν ἀνεῖλεν ὡς οὐ δικαίαν ποιουμένοις τὴν αἴτησιν »). Corax est exclu par la pythie pour avoir tué Archiloque (Delphes, FQ58). Idem pour Héraclès suite au meurtre d’Iphitos (Delphes, FL109). Voir aussi Xen. HG 3. 2.21­23 (Delphes, FH2). 27. Cf. A. Th. 742­749, où Laios à trois reprises s’entend dire de ne pas engendrer. 28. Par ex. Plu. Arist. 20.4 (annoncé dans un oracle par ailleurs). Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 55 sur la véridicité de cet oracle. L’endroit où disparaîtra Œdipe, le bois sacré des Euménides, fait écho au tribunal d’Oreste 29. D’emblée, ces considérations narratives mettent en évidence deux choses : le danger d’abord de considérer les oracles littéraires dans l’absolu, comme s’ils appartenaient à une tradition « inspirée » et canonique dont aucun auteur n’aurait pu s’éloigner. Au contraire, ils ont, dans le récit, une fonction qui précise leur action et dont l’exégète moderne doit tenir compte au premier chef. Ensuite, des oracles très différents les uns des autres et rapportés pour une même consultation peuvent néanmoins satisfaire aux mêmes exigences du point de vue de la tradition : ainsi les réponses reçues par Œdipe, d’Eschyle à Euripide, sont­elles pour la plupart contradictoires les unes par rapport aux autres, mais elles n’en illustrent pas moins, au moment de leur énonciation, le rapport privilégié et bien ordonné de Delphes avec la pureté 30. Dans le domaine de l’imaginaire, la tradition littéraire offre une image très homo­ gène de la souillure : les dieux omniscients révèlent par un fléau généralisé, preuve de contagion civique, une faute à exhumer. Grâce à l’aide divine, les hommes découvrent aussitôt la vérité, le fauteur et la solution. Ce genre d’oracles est presque toujours lié à une situation de crise, parfois dévoilée contre toute attente lors d’une consultation sur un autre sujet. Un rapide calcul identifie un peu plus de 100 consultations oraculaires découlant d’un fléau 31, que les termes λ(ο)ιμός, νόσος ou apparentés y soient cités ou non. Il est impossible ici d’analyser ce matériel, mais on y dénotera une fois encore les 29. Dans les Choéphores (78­84 ; 270­296) et les Euménides d’Eschyle (799 ; 1038­1039), Apollon exige d’Oreste le meurtre de sa mère (impureté ultime), dans le but de le renvoyer pour purification au tribunal de l’Aréopage (Delphes, FL7­8 ; A. Eum. 2, et E. Or. 98, μίασμα). L’histoire est reprise par Euripide dans l’IT, avec une indéniable force nouvelle. L’oracle d’Apollon promet à Oreste la déli­ vrance s’il remet aux Athéniens la statue d’Artémis taurique. Tout au long de la pièce, Oreste évolue dans un monde où pur et impur s’affrontent à tous les niveaux, du sacrifice humain à la purification du matricide, et ce jusqu’à son évasion et l’intervention ex machina d’Athéna. En dernier lieu Peels (2016), p. 177­178. En contexte oraculaire, Oreste ne semble nommé ἐναγής qu’en de rares sources tardives (comme Lib. Decl. 6.2.45­48 et Nic. Dam. FGrH 90 F 25). 30. Dans un oracle rapporté par Pausanias (10.6.6­7 ; Delphes, FL121), à propos d’une réélaboration évhémériste de la fondation de Delphes, la pythie annonce qu’Apollon abattra Crios le brigand et sera pour son crime purifié (ἁγιστεύειν) par des Crétois. 31. Il y en a sans doute un peu plus, mais on ne pourra les repérer tous que lors de l’achèvement de la base de données (voir n. 2). Le terme fléau couvre toutes les réalités de rupture sans qu’il faille les détailler : sécheresse, famine, épidémie, guerre meurtrière, monstre ravageur, démon mal­ faisant, etc. Cas historiques et imaginaires confondus : Ammon (3 cas) : SGO I, 08/01/01 ; Tac. Hist. 5.3.1 ; Apollod. 2.4.3 et Ov. Met. 4.670­672 et 5.16­19. Claros (8 cas) : MS2, 4, 8, 9, 11, 15, 18, Aristid. Or. 3.38. Delphes (78 cas) : FH68 ; FQ1, 3, 35, 48, 50, 53, 63a, 65, 79, 82, 83, 84, 95, 107, 113, 126, 132, 138, 146­147, 161, 164a, 168, 170, 174, 182, 190, 196, 200, 209, 223, 229, 232b, 233 ; FL6 (dans le futur), 15, 19, 42, 44, 45, 46, 65, 72, 88, 91, 92, 95, 98, 101, 103, 109, 123, 124, 125, 126, 128, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 138, 139, 140, 144, 145, 148, 153b, 154, 157, 159, 168, 169, 173 ; FF4, 7. Didymes (2 cas) : FH33, FQ45. Dodone (9 cas) : DVC 1042A (?), 1901A ; Lh13, 14 ; Hdt. 9.93­94 ; A. Pr. 655­668 (dans le futur) ; Myrsilos FGrH 477 F 8 (4) ; Paus. 7.21.2­3 ; 8.28.5­6. Trophonios (1 cas) : Paus. 9.40.1­2. Indéterminé (2 cas) : Didymes, FB1 ; instauration de l’arkteia (oracle non précisé ; par ex. Harp. s.v. ἀρκτεῦσαι ; pour toutes les sources, voir bonneChere [1994], 56 Pierre Bonnechere problèmes liés au vocabulaire. Certes on n’y trouve que rarement les termes relatifs à la pureté, si ce n’est ceux de la famille d’ἱλάσκομαι ou de μειλίσσομαι, qui ne ressortissent pas uniquement au domaine de la purification et qui nous retiendront brièvement plus tard. Mais quand la cause du fléau est connue, —et elle peut varier d’un auteur à l’autre,— on dénombre au minimum une vingtaine de cas mythiques de meurtre ou de sang versé par exemple, la souillure par excellence 32. Même le cas bien connu de la lapidation des Phocéens par les Agylléens, une souillure qui cause l’affaiblissement du bétail et des hommes à l’endroit du crime, ne comprend que le verbe ἐναγίζειν, somme toute assez peu marqué 33. Les causes d’un fléau peuvent être involontaires ou non : ignorance, négligence, impiétés à divers niveaux. Ainsi Mélanippe et Comaetho font­ils l’amour dans le temple d’Artémis. L’oracle d’Apollon, sur enquête des Patréens, dénonce les coupables et exige leur immolation. Chaque année, par la suite, le plus bel éphèbe et la plus belle fille devront être immolés jusqu’à l’arrivée d’Eurypyle et sa statue de Dionysos­qui­rend­fou, laquelle permettra la mise en place d’un rituel adouci. La purification d’Athènes après le fléau cylonien est réinventée par Diogène Laërce mais en tout point conforme aux p. 31­35). Certains cas sont des fléaux mineurs (absence de victoires, maladies personnelles, etc.) : par ex. Delphes, FQ128 (μειλίσσεσθαι), 169. 32. Claros : meurtre de python : apaisement par λοιβῇσιν τε μελικρήτοις (Claros, MS3). Delphes : défaites romaines : tentatives d’apaiser les dieux (Delphes, FH48). Meurtre (ἄγος) du roi Hippoclos de Chios : condamnation des meurtriers puis exil (Delphes, FQ24). Apaisement (μειλίξασθαι) d’Archiloque assassiné, par Tettix, nécromant (ou héros ?) au Ténare (Delphes, FQ58 ; Ael. fr. 80). Viol de Cyané par son père (ἀσέβεια) : sacrifice humain (Delphes, FQ84). Meurtre d’Ésope à Delphes : (ἐξ)ιλάσκεσθαι Αἴσωπον (Delphes, FQ107 ; Zen. 1.41, τὸ ἐπὶ Αἰσώπῳ μύσος). Mort d’un métragyrte : ἱλάσκεσθαι (Delphes, FQ133). Colère de Déméter à Phigalie : ἱκετεία, χόλον ἱλάσκεσθαι, instauration de rituels (Delphes, FQ182). Courroux d’Héra leucadienne : ἱλάσκεσθαι, les Sybarites subiront trois catastrophes avant de connaître la réussite, i.e. la fondation de Thourioi (Delphes, FQ186 ; Plu. Mor. 557c). Guerre du Péloponnèse : érection d’une statue de Calamis (Delphes, FQ189) : parallèle avec Claros (voir infra, p. 57­58) ? Siège de Véies : mauvais présages, réparation d’une ἀσέβεια (Delphes, Q202). Athéna blessée par un homme : ἱλάσκεσθαι et érection d’une statue (Delphes, FL13). Meurtre des enfants de Médée : ἄγος, ἱλάσκεσθαι et rituels annuels (Delphes, FL35). Meurtre d’Androgée : ἱλάσκεσθαι, sacrifices humains (Thésée et le Minotaure) (Delphes, FL45). Fléau à Athènes (causes diverses) : ἱλάσκεσθαι Zeus et honorer Éaque d’un culte (Delphes, FL46). Retour des Héraclides : ἱλάσκεσθαι, honorer Apollon Carneios (Delphes, FL64­65). Meurtre de Psamathe et Linos : ἱλάσκεσθαι (Delphes, L92). Sparte, fléau : ’Eξιλάσκεσθαι τοὺς Τεύκρων δαίμονας (Delphes, FL98). Bouphonies : meurtrier d’un bœuf (ἐναγής et ἀσεβεῖν), expiation par l’instauration des bouphonies (Delphes, FL136). Suicide de Charila : ἱλάσκεσθαι παρθένον αὐτοθάνατον (Delphes, FL140). Daimōn de Témésa : ἱλάσκεσθαι le fantôme du marin d’Ulysse, construire un temple et offrir la plus belle fille au démon, une nuit tous les ans (Delphes, FL156). Vierges locriennes : viol de Cassandre, suppliante, et envoi de deux jeunes filles par an, pour ἐξιλάσασθαι la déesse/ἱκετεύειν (Delphes, FL157). Dodone : Ἱκετεία du prêtre de Dionysos, sacrifice humain (Paus. 7.21.2­3). Indéterminé : meurtre de l’ourse à Brauron, punitions diverses (sacrifice humain, expiation, rituels de remplacement) : par ex. Suda s.v. ἔμβαρός εἰμι. Ἱλάσκεσθαι est présent dans Claros, MS14 (SGO II, 09/01/01, l. 2 ; LSAM 6 ; I.Kios 19), mais l’inscription est fragmentaire. 33. Delphes, FQ113 (Hdt. 1.167) ; idem pour Delphes, FL91 et 138 ; Dodone (Philostr. Her. 53.8). Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 57 mentalités : « Les Athéniens étant alors victimes d’un fléau et, la pythie leur ayant conseillé de faire purifier la ville, ils envoyèrent Nicias […] en Crète, pour ramener Épiménide, (qui) purifia (ἐκάθηρεν) la ville et mit fin au fléau 34. » Néanthe de Cyzique y avait ajouté le topos des victimes humaines : la plupart des mythes de sacrifices humains se trouvent coulés dans une histoire de souillure civique qui plonge la cité dans le loimos, et qu’un sacrifice de substitution, assorti d’un rituel permanent presque toujours lié à la sphère du mariage des jeunes gens, permet de dépasser. Ces oracles post eventum sont un modèle idéal pour les oracles puisque les maux, en grande partie le fruit d’impuretés, sont une invitation à reconnaître la valeur des normes en place 35. Dans la vraie vie cependant, les dieux ne peuvent devenir menaçants qu’une fois la souillure découverte et rendue publique 36. Le schéma qu’on trouve dans les consul­ tations imaginaires est toutefois présent dans la vie des cités, même s’il y est rare. Faute de contexte connu, on ignore d’habitude si l’oracle mentionné dans une inscription a pu être motivé par une circonstance particulière, un signe, un fléau, voire un prodige 37. La purification de Délos, en 426 av. J.­C., « pour obéir à quelque oracle », est un problème épineux. Diodore, qui de toute évidence construit sur Thucydide, relie l’événement à la grande peste, dans un lien causal que l’Athénien n’a jamais posé, et qui prouve qu’un récit est toujours susceptible de réélaboration. La mesure, religieuse, s’accompagne du renouveau d’une fête quadriennale. En 422­421 av. J.­C., Athènes, toujours mue semble­t­il par des raisons de purification tout aussi imprécisables, expulse tous les Déliens, mais une série de revers militaires la conduisent à l’Apollon de Delphes, lequel reconduit les Déliens sur leur île 38. Pour le iie siècle de notre ère, nous possédons la série des oracles de Claros, qui excelle dans le traitement des fléaux/épidémies, selon des méthodes en partie héritées des siècles antérieurs 39. Un λοιμός/νόσος provoque la consultation 40, dont la cause 34. Delphes, FQ65 (D.L. 1.10.110). 35. bonneChere (1994), p. 21­225 et passim ; bonneChere (2009) ; huGhes (1991), p. 71­138. 36. En général, voir arnaoutoGlou (1993), p. 114­131 ; bendlin (2007), p. 184­186 ; Parker (1996) [1983], p. 103­107. 37. Comme on l’a supposé par exemple (boWden [2005], p. 125­129), pour la réponse delphique sur les prémices au sanctuaire d’Éleusis (Delphes, FH9 ; IG I3 78). Dans son discours contre Ctésiphon (130), Eschine fustige le mépris affiché par Démosthène face aux avertissements divins. Dans le contexte de la 4e guerre sacrée, suite à la mort de certains initiés lors des mystères, un nommé Aminiadès avait sommé l’assemblée de consulter la pythie, ce à quoi Démosthène aurait objecté son célèbre « la pythie philippise » (aussi Plu. Dem. 19.1 et 20.1 ; Cic. Div. 2.57.118). 38. Delphes, FH8 (Th. 5.32.1 ; voir aussi Th. 1.8.1 [Δήλου γὰρ καθαιρομένης ὑπὸ Ἀθηναίων] ; 3.104 ; 5.1 ; D.S. 58.6). Je renvoie à boWden (2005), p. 111­113 et broCk (1996), p. 321­327. Le fait que Thucydide précise l’origine pythique de l’oracle de 421 laisse à penser que l’oracle initial pourrait provenir d’une autre source, peut­être chresmologique. 39. Voir déjà Parker (1996) [1983], p. 275. 40. Claros, MS2 (Pergame ; SGO I, 06/02/01), λοιμός/νό(ῦ)σος ; MS4 (Hiérapolis ; SGO I, 02/12/01), λοιμός, μειλίσσειν ; MS8 (Césarée Trocetta [ouest de Sardes] ; SGO I, 04/01/01), λοιμός, πῆμα ; MS9 (Callipolis ; I.Sestos 11), ἄχος λοιμός, πῆμα ; MS11 (Éphèse ou ville de l’Hermos ; SGO I, 58 Pierre Bonnechere divine est rarement indiquée 41. Habituellement, il faut élever la statue d’un Apollon apotropaïque devant les portes, prier, chanter des hymnes, offrir sacrifices et libations. Même s’il s’agit de purifications majeures, le vocabulaire toutefois n’y soutient que très peu le propos pourtant clairement cathartique. Faut­il chercher une explication précise à cette floraison antonine d’oracles, comme la recrudescence de maladies ou de fléaux graves ? Ou les mentalités avaient­elles évolué pour mettre alors l’accent sur la protection divine ? La concentration de ce type d’oracles dans un sanctuaire unique reste assez mystérieuse : l’idée d’une « spécialisation » a pu être avancée, mais l’Antiquité grecque ne me semble qu’avoir peu connu la division logique du travail divin et, dans le cas d’un siècle de calamités tel qu’il transparaîtrait à travers les réponses clariennes, on aurait sans doute gardé trace d’interventions dans d’autres sanctuaires oraculaires. En ce sens, la furie curative de l’Apollon de Claros pourrait aussi être un « revival » des temps anciens, avec une mise en évidence des aspects apotropaïques et cathartiques de l’Apollon archaïque, à l’image du dieu au chant I de l’Iliade 42. Toutefois, quelque part entre le ive et le iiie siècle, en écho au mythe d’Œdipe, les Dodonéens demandent très explicitement à leur propre oracle : ἦ δι’ ἀνθρώ|που τινός ἀκαθαρτίαν ὁ θεὸς | τὸ<ν> χειμῶνα παρέχει, « si c’est à cause de l’impureté de quelque individu que le dieu envoie les intempéries » 43. C’est la seule consultation en Grèce où le substantif ἀκαθαρτία (var. de ἀκαθαρσία) est utilisé 44. Comment l’oracle répondit­il à pareille demande, quand le personnel n’avait aucune possibilité de connaître la solution, à l’inverse de l’oracle omniscient du monde imaginaire ? Selon toute vraisemblance, il dut entériner ou proposer une purification expiatoire. Un autre consultant (public ou privé ?) aurait tourné sa question selon une autre formulation très répandue, à Dodone et ailleurs : περ’ ἀνυδρία̣(ς) Υ[­­­ τίνι] κα̣ θε[ῶ]ν ε̣ὐχ[όμενος | ι ­­­] ; « à propos de la sécheresse, [Untel demande à Zeus] auquel des dieux adresser des prières [­­­] » 45. L’absence d’ἀκαθαρσία, ou d’un synonyme, n’est pas outre mesure significative, en fonction du contexte : une sécheresse implique un sentiment 03/02/01), λοιμός, πῆμα ; MS15 (Syedra ; SGO IV, 18/19/01), pirates ; MS18 (Odessos, IGBulg. I.2 224), λοιμός ; aussi Aristid. Or. 3.38, séismes répétés. 41. Une exception avec Claros, MS4 (SGO I, 02/12/01, l. 1), mais sans lien avec l’histoire récente : la colère de Gé à cause du sang versé de Python. 42. Sur l’Apollon de Claros, voir busine (2005). 43. Certains signes, atmosphériques ou célestes notamment, peuvent en effet traduire l’irritation divine, à laquelle on cherche une explication. Le sérieux Polybe (36.17) réserve la consultation de l’oracle pour certains problèmes graves : pluie ou neige ininterrompue, destruction des récoltes par la sécheresse ou le gel, ravages persistants d’une maladie ou d’autres choses semblables. 44. Dodone, Lh14. Sur ἀκαθαρτία, voir Parker (1996) [1983], p. 214. 45. DVC 1901A (texte difficile à lire). L’expression τίνι] κα̣ θε[ῶ]ν ε̣ὐχ[όμενοι, est assurée : voir les index de DVC s.v. τίς, p. 587­591. Un dernier texte de Dodone remonte au vie s., et semblerait mentionner une consultation (probablement privée) suite à un incendie ou une sécheresse, mais le texte est trop laconique pour être d’interprétation sûre (Dodone, DVC 1042A) : τοῦ Γενεοῦ | φλευ(σ)μός. É. Lhôte, DOL (communication personnelle), a réédité comme suit: τοῦ γένεου φλευ(σ)μός, soit « à propos de l'inflammation de sa mâchoire ». Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 59 de déséquilibre entre les sphères divine et humaine, dont la souillure peut être, en certains cas, le principal agent responsable 46. La rareté de ce type de consultation, dans la masse maintenant considérable des oracles épigraphiques, tranche singulièrement avec l’abondance des témoignages littéraires qui, relatant des consultations longtemps après les faits, regorgent de questions sur les affaires de meurtres, morts injustes et autres disparitions 47. La question posée par une cité sur l’ἀκαθαρσία 48 fait référence à la réalité tout hésiodique d’un individu qui attire, par sa seule conduite, la punition divine sur toute la communauté, posant ainsi le problème de la responsabilité personnelle et collective, intimement associées 49. À mes yeux, cette question posée à Dodone pourrait très bien concerner les magistrats, tant les Grecs ont tendance à rendre responsable d’un λοιμός la personne qui exerce le pouvoir, le roi hésiodique et par la suite les citoyens élus 50. Cette conception, discrète sans doute mais bien réelle, est présente dans la Constitution d’Athènes (43.4). Les prytanes « affichent aussi les assemblées ; l’une, principale, où il est obligatoire de voter (1) si les magistrats paraissent bien remplir leur charge, et (2) de délibérer des questions περὶ σίτου (au sujet du grain) et (3) περὶ φυλακῆς τῆς χώρας (au sujet de la sauvegarde de la cité) ». La lecture politique de ce passage (malversation, approvisionnement, opérations militaires), certes correcte, n’oblitère en rien une lecture religieuse mise en lumière par trois inscriptions publiques de Dodone, des ve et ive siècles 51. De part et d’autre, on dénote la peur d’une mauvaise gestion des magistrats, laquelle pourrait déboucher sur une crise politique au sens plein du terme, que nous distinguons souvent, et à tort, du religieux. 46. Voir Dodone, DVC 2519B : [θε]ὸ̣ς̣ τύχα ἀγαθά· ἐ[π]ερωτ(ῶ)ν|[τ]ι Δ<ι>ωδωναῖοι Δία Νάϊον καὶ Δ[ιών]α|[ν ἦ ἐ]ν τῶι δρυῒ σαμῆον ἔστι, « Dieu. Bonne Fortune. Les Dodonéens demandent à Zeus Naios et à Diona [s’il] y a un signe dans le chêne ». Serait­ce la menace d’un fléau ? L’absence de contexte mine toute certitude. Le terme « signe » n’est pas rare dans les inscriptions oraculaires et mériterait un examen approfondi en fonction de chaque contexte (voir n. 84­85). 47. Johnston (2005). 48. Sur καθαρός, rudhardt (1992) [1958], p. 50­51 et 163­168 (souillure matérielle et morale). 49. Hes. Op. 225­247, surtout 242­243 ; Parker (1996) [1983], p. 266. Une autre lamelle pourrait attester d’une consultation semblable (Dodone, Lh13, avec particularités dialectales, notamment ἐν + acc.), mais malheureusement, le texte est lacunaire: [λοιμ]ός, et on aurait tort de forcer la lecture : Ἐπ̣ερωτέοντι | [­­­­]εσμαῖοι ἦ ’στι αὐτοῖς | [λιμ­ ou λοιμ]ὸς (?) ἐν τὰν αὐτῶ̣ν [χώραν ou πόλιν] ; (« Les […­]esmaioi demandent s’il est pour eux un/e [famine/fléau] dans leur [pays/cité] »). 50. Voir Parker (1996) [1983], p. 265­271 ; sur cet aspect chez Sophocle, voir PetroviC – PetroviC (2016), p. 175­182. 51. Dodone, Lh1 (Corcyre), 2 (Corcyre et Oryciens : [Θ]εός. Ἐπικοινῶνται τοὶ Κορκυ|ραῖοι καὶ τοὶ Ὠρίκιοι τῶι Διὶ τῶι Ναί|ωι καὶ τᾶι Διώναι τίνι κα θεῶν ἢ ἠ|ρώων θύοντες καὶ εὐχόμενοι τὰ|ν πόλιν κάλλιστα οἰκεῦεγ καὶ ἀσφα|λέστατα καὶ εὐκαρπία σφιν καὶ πο|λυκαρπία τελέθοι καὶ κατόνασις παν|τὸς τὠγαθοῦ καρποῦ) et 6A (Héraclée de Lucanie). bonneChere 2014. Voir encore l’oracle de Gryneion (voir infra, n. 87) et de Claros, MS13 (SGO II, 09/06/01). Sur les magistrats qui pourraient faire l’objet de malédictions publiques pour mauvaise gestion, voir Parker (1996) [1983], p. 193 (Téos, vers 470 av. J.­C.) ; voir aussi Nomima 1, p. 104­105. Pierre Bonnechere 60 Derrière ces questions très générales transparaît une conduite destinée à éviter les conséquences néfastes d’un acte malvenu. Le fléau, littéraire ou réel, apparaît donc en partie dû à la négligence coupable des cités à ne pas rechercher plus activement d’éventuels responsables, comme dans le cas mythique de la Thèbes de Laios 52. La quête des coupables toutefois a disparu dans les oracles clariens, une particularité pour le moment inexplicable. Il faut introduire ici le débat sur des tétralogies d’Antiphon, qui lient le meurtre à une souillure que la cité devrait éradiquer sous peine d’être gravement punie : « Voilà ce qui produit les mauvaises récoltes et fait échouer ce qu’on entreprend. » Un débat oppose les tenants d’une argumentation selon laquelle, dans les discours « réels » du corpus rhétorique, cette notion de souillure n’apparaît quasiment pas, et les tenants d’une lecture religieuse. Le texte de Dodone, qui parle de mauvais temps, invite à reconsidérer le discours d’un orateur en fonction de la corde qu’il faisait vibrer dans tel ou tel cas précis. En tous les cas, le scepticisme qui rejette en bloc toute allusion à la souillure dans le seul registre du pathos rhétorique, même si celui­ci est parfois évident, est clairement abusif, d’autant qu’Antiphon élabore ses arguments dans la pensée tra­ ditionnelle qui anime aussi les oracles 53. Trois problèmes annexes pour terminer cette section. (1) La « sorcellerie » est toujours ambiguë, en contexte oraculaire comme dans la vie. Un mauvais sort, une possession, un empoisonnement ou encore la vengeance d’une divinité qui déclenchent une « maladie » peuvent avoir un lien direct avec l’impureté 54. Ainsi Héraclès, coupable de meurtre, doit­il passer par une purification (καθαίρεσθαι), mais comme il ne peut se débarrasser de sa maladie (νόσος), il recourt à l’oracle, qui déclenche une intervention divine salvatrice 55. Les cas de consultation à propos de φάρμακα sont cependant très rares pour une société où ces usages semblent fréquents, en fonction par exemple du nombre de défixions, et encore les consultants ne demandent­ils jamais quel sort leur a été jeté, mais si un sort a été lancé 56 : l’essentiel sans doute est­il moins de connaître le sort que d’être fixé afin de tenter un contre­sort 57. (2) Un mot ensuite sur les « inscriptions de confession », concentrées en Lydie et en Phrygie du ier au iiie siècle. 52. Résumé dans bendlin (2007), p. 184­185. 53. Citation : 2.1.10 ; aussi 3.2.11. Antiphon (5.82­83) joue lui­même sur l’argument hésiodique avant de le renverser sur le même thème de la piété (5.91). En dernier lieu eCk (2012), p. 231­259. Voir n. 131 et 137. 54. Voir surtout eidinoW (2007) ; Chaniotis (1995) ; Parker (1996) [1983], p. 207­234. 55. Delphes, FL109 ; D.S. 4.31.5. 56. Dodone, DVC 272A (un nauclère s’inquiète d’être tourmenté ὑπὸ φαρμάκων), 962B (Parmis interroge [περὶ] φαρμάκων̣) et 452A (une famille a­t­elle été victime d’un sort/philtre ?) / Lh125bis (tous trois du ive s.) ; Dodone, Lh125 (ive ou iiie s. : sur l’éventuelle administration d’un sort/ philtre). Sortes Astrampsychi : steWart (2001), p. 12, question 91 (avec 10 réponses possibles, dans 10 décades différentes) : εἰ πεφαρμάκωμαι ; (« ai­je subi un sort / ai­je été empoisonné ? »). Voir n. 54. 57. Seul un oracle clarien du iie s. ap. J.­C., jusqu’à présent, se risque dans cette voie, mais l’argument du silence est dangereux : Claros, MS11 (SGO I, 03/02/01). Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 61 Elles sont un développement inédit des pratiques divinatoires, puisque le malheur qui frappe un individu ou ses proches, tels un accident, une maladie, une faillite, etc., y est perçu comme le signe d’une punition divine pour une faute à découvrir, par­ fois religieuse parfois non, mais toujours liée à la transgression des règles établies : par ex. un parjure qui, impur, s’est approché des autels, un autre individu qui s’est vu désigner comme impur par un oracle, ou des coupables de sacrilège 58. Certaines malédictions publiques faites par les prêtres à la demande de gens qui s’estiment lésés pouvaient aussi, tôt ou tard, amener le coupable « puni » par les dieux, voire ses descendants, à faire amende honorable 59. Le côté narratif de ces textes, qui dépassent le genre oraculaire proprement dit, les rend assez fascinants, mais ils sortent du cadre de cette étude. Gardons toutefois à l’esprit que les sanctuaires et les prêtres de ces régions jouaient un rôle important dans le respect de la piété et de la justice locales, un parallèle qui se révélera intéressant par la suite. (3) Une dernière remarque enfin sur la καθιέρωσις, ou consécration d’une ville à sa divinité tutélaire, le plus souvent signifiée par un oracle réputé, Delphes ou Didymes, lors des demandes d’asylie d’époque hellénistique 60. Cette intervention, qui débouchait sur la formule « que la cité/le sanctuaire soit ἱερὸς καὶ ἄσυλος 61 », témoigne du grand pouvoir moral de l’oracle. Même si elle n’est qu’indirectement liée aux questions de pureté et d’impureté (parce qu’un contrevenant deviendrait automatiquement ἀνόσιος), elle démontre combien les oracles travaillent en synergie avec les πάτρια, la mythologie locale et la politique internationale, dans un cercle typique de renforcement des valeurs que nous venons de mettre en lumière dans les inscriptions « de confession ». À propos de la consécration (τῆς χώρας καθιερωθείσης) et de l’asylie de Milet, à l’occasion de la transformation des jeux didyméens en concours stéphanites, entre 218 et 205 av. J.­C., ainsi raisonne le démos de Cos : (1) Milet mène les fêtes selon les πάτρια, (2) la cité est l’endroit béni de 58. Par ex. PetZl (1994), n◦ 120 (parjure, une impureté très grave) ; n◦ 98 (oracle) ; n◦ 7 (sacrilège volon­ taire), n◦ 8 et 76 (sacrilèges involontaires). 59. La procédure est ensuite consignée par écrit et exposée dans le sanctuaire. Voir PetZl (1994) ; Chaniotis (2004) ; en dernier lieu belayChe (2012), p. 319­342 (avec bibl.). Les défixions sont une autre facette du phénomène, puisqu’on soupçonne être victime d’un mauvais sort quand la vie s’acharne tout d’un coup. 60. Delphes, FH45 : cité inconnue d’Asie Mineure (?), riGsby (1996), no 107, l. 28 (I.Magnesia 58) ; Tralles, riGsby (1996), no 129, l. 18 (I.Magnesia 85) ; Antioche de Pisidie [?] : κ]α[θιέρωσιν (I.Magnesia 79­80, l. 19), restitution refusée par riGsby 1996, no 125. On trouve aussi ἀνιεροῦν dans le même sens de « consacrer » (Delphes, FH45 : Ithaque, riGsby [1996], no 86 / I.Magnesia 36, l. 17). Sur le dossier de l’asylie du Ptoion et de Lébadée (IG VII 4135­4136), précédée par une consécration (4136, l. 1­3 : ἀνθέμεν) endossée par l’oracle de Trophonios, voir riGsby (1996), p. 59­67 et 81­83. 61. En général : un ἱερόν est déclaré ἄσυλον ; une ville ou une région est déclarée ἱερὰ καὶ ἄσυλον. À la suite de L. Robert, on établit une distinction logique : les sanctuaires extra muros requièrent l’asylie pour eux seuls, et ceux qui sont abrités dans la ville demandent l’asylie de la cité ou du territoire, avec peu d’exceptions. riGsby (1996), p. 20­21. Delphes, FH42 (Smyrne, 246 ou 242) : τὰν πόλιν τῶν Σμυρναίων [ἱε]ρὰν καὶ ἄσυλον εἶμεν. Delphes, FH43 (Antioche­Alabanda, ca 210­200) : l’inscription de Delphes (riGsby (1996), no 163 / FD III.4 163, l. 23­25) dit τὰν μὲν πόλιν τὰν ᾿Αντιοχέων καὶ τὰν χώραν ἀναδεικνύει ἄσυλον καὶ ἱερά, quand la version athénienne (riGsby [1996], no 162 / osborne [1981], D95, l. 21­23) parle de καθιερωμένην […] καὶ ἄσυλον. 62 Pierre Bonnechere l’union de Zeus et Léto, (3) et le siège de l’oracle d’Apollon (ce qui implique la pureté intrinsèque du lieu). (4) Tout ceci a amené bien des villes et parmi les plus puissants souverains à considérer la cité comme « sacrée » de leur plein gré, en reconnaissance au dieu et à la cité (5) et enfin suite à plusieurs oracles 62. 1.3. Les oracles et les règlements religieux relatifs à la pureté À côté des recours à l’oracle pour les cas précis, les Grecs pouvaient suivre une conduite proactive, et faire avaliser par le dieu des règlements rituels, relatifs aux codes de pureté. Cet usage toutefois ne semble pas avoir été très répandu 63. L’oracle de Didymes, dès le vie siècle, se prononce sur les rites et les interdictions dans un sanctuaire d’Héraclès 64. Très incertaine dans le détail 65, l’injonction demeure claire : [Περ]ὶ̣ τὠρακλέ[ος —] | θεὸς ἐ͂πεν, suivie de réglementations diverses, dont une inter­ diction alimentaire. La grande « loi cathartique » de Cyrène aurait été l’objet d’une consultation per se 66. Gravée à la fin du ive siècle av. J.­C., sa langue et certaines de ses particularités rituelles seraient antérieures, sans qu’il soit possible d’en préciser la date 67 : [᾿Α]π̣όλλων ἔχρη[σε· | ἐς ἀ]ε̣ὶ καθαρμοῖς καὶ ἁγνηίαις κα̣[ὶ δε|κατ]ήιαις χρειμένος τὰν Λεβύαν οἰκ̣[έν] 68, « Apollon a rendu un oracle : (les Cyrénéens) habiteront en Libye en se conformant pour toujours (?) » aux purifications, aux abstinences et [aux dîmes] 69. Assez obscur, le règlement norme les usages en matière de pureté et de purification à Cyrène, et son 62. Didymes, FH10 (riGsby [1996], p. 174­175 / Syll.3 590). 63. Ce n’est guère une surprise puisque les règlements religieux sont la plupart du temps la transcription d’usages auxquels les habitants se conformaient. La consultation d’un oracle pouvait s’avérer nécessaire en cas de conflit, d’interprétation, d’addition ou de transformation. Encore faut­il tenir compte de ce qu’on ne notait peut­être pas tous les recours à l’oracle dans les inscriptions, et que bien des inscriptions sont mutilées. 64. Didymes, FH3 (fragmentaire) : [Περ]ὶ̣ τὠρακλέ[ος ­­­]| θεὸς ἐ͂πεν· Γυν|[α]ῖκας̣ ἐς τὠρακ[λέος ­­­]| λ̣αχάνων [ο]ὐ [β|ρ]ῶσις· γυναι [­­­]| ω̣ν ἔσιν [­­­]| [γ]υνή [­­­]. 65. fontenrose (1988) ad H3, par exemple, parle d’une interdiction rituelle des femmes, mais la phrase γυν|[α]ῖκας̣ ἐς τὠρακ[λέος n’est peut­être pas à interpréter aussi drastiquement, puisqu’on parle encore d’une [γ]υνή par la suite. 66. On alléguera sans doute la grande ῥήτρα de Lycurgue (Delphes, FQ7), mais ce document est un apocryphe anachronique. Les plus anciennes lois gravées ne prennent jamais la forme d’un long code cohérent, et qui plus est fondé sur un oracle « spontané » de la pythie. Depuis Hérodote toutefois, les Grecs liaient les lois de Lycurgue à une inspiration divine directe. Pour l’application de la rhètra, Lycurgue aurait immédiatement posé une question à la pythie (Delphes, FQ8). Même si Fontenrose présume cet oracle « probably genuine in its simplest form » (i.e. la version de Xen. Lac. 8.5), c’est sans doute un autre apocryphe forgé à partir d’une question oraculaire type : « il est meilleur en toute chose d’obéir à ces lois ». Voir infra, p. 72­73. 67. Delphes, FH26. dobias-lalou (2000), p. 297. rhodes – osborne (2003), n◦ 97, p. 500­502. 68. rhodes – osborne (2003), n◦ 97, A, l. 1­3. 69. Pour les autres restitutions, voir dobias-lalou (2000), p. 302­303, qui a opté pour la version de Defradas ([δεκατ]ήιαις). Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 63 intention et sa logique sont évidentes. Sa relation avec l’oracle, par contre, n’est pas sans zone d’ombres. Le μαντεῖον émetteur d’abord, n’est pas cité. On pense à l’Apollon pythique précisément parce qu’il n’est pas spécifié, et en fonction des liens qui, dans toute la tradition littéraire et mythique, unissent Cyrène à Delphes 70. L’expression [᾿Α]π̣όλλων ἔχρη[σε] ne serait pas inhabituelle si la mention du dieu s’était accompagnée d’un bref texte explicatif, reprenant soit le contexte, soit la question posée 71. En ce sens, cet « oracle » gravé demeure unique en son genre. S’agit­il d’une création lors d’un événement précis, ou de la refonte d’un règlement, ou encore d’une réédition ? Peut­être ce texte ancien, qui passait sûrement pour vénérable, n’a­t­il été que sur le tard attribué à Apollon, comme le fameux serment des fondateurs de Cyrène, rattaché à un oracle spontané (donc apocryphe) et quasi contemporain 72 ? Peu importe car, dès avant 300 av. J.­C., les gens de Cyrène croyaient fermement à l’intervention oraculaire. Il est évident que chaque article avait fait l’objet d’un grand soin dans son élaboration à Cyrène même avant d’être « soumis au dieu ». Et il est plus intéressant encore d’y voir l’oracle envisager d’autres consultations oraculaires dans les cas difficiles 73. Quoi qu’il en soit, l’oracle n’a ni composé les articles, ni scruté leurs détails 74 : il a appuyé le règlement d’un bloc. Originaire de Delphes ou d’ailleurs, fictif ou réel, ce 70. Selon rhodes – osborne (2003), no 97, p. 501, l’Apollon est bien delphique : cette confiance demeure abusive. Sur la tradition, CalaMe (2011) [1996] est magistral. 71. La liste est longue, voir par ex. : Delphes, FH24 (IG II2 4969 ; jardin de Démon, ca 350 av. J.­C.) ; Delphes [?], FH74 (Arch. Eph. 1952, p. 40 ; Paros, ca 350­325) ; Delphes, FH38 (FD III.3 342 et IG XI.4 1298 ; Cyzique, début iiie s. av. J.­C.) ; Delphes, FH47 (IG XII.9 213, l. 3­4 ; Érétrie, fin iiie s. av. J.­C.) ; Didymes, FH5 (Milet I.3 33f, l. 5­14 ; 33g, l. 1­4, 11­12 ; Milet, 228­227 av. J.­C.) ; Delphes [?], FH54 (IG XII.3 248 ; Anaphe, iie s. av. J.­C.) ; Didymes, FH14 (I.Didyma 132 ; ca 150­ 100) ; Gryneion, JHS 74 (1954), no 21 (Imbros, ép. hellénistique) ; Delphes, FH61 (SGDI 2971 ; ier s. ap. J.­C.), et de nombreuses inscriptions postérieures, notamment à Didymes. Même lorsque l’inscription est laconique, le texte est davantage explicatif : par ex. Delphes, FH39 (FD III.3 343 ; iie s. av. J.­C.) ; Delphes (REG 108 [1995], p. 7­23 [Callatis, iiie s. av. J.­C.], pas dans fontenrose [1978]). Pour régler le problème à Cyrène, on peut imaginer une pierre aujourd’hui disparue mais c’est une solution de facilité. 72. Déjà Parker (1996) [1983], p. 140­141, dont les intuitions sont largement confirmées par la recherche actuelle sur la divination grecque. Sur le « serment des fondateurs », voir surtout CalaMe (2011) [1996], p. 236­241 (avec bibl.). Dans un autre règlement religieux, à Philadelphie (LSAM 20, ier s. av. J.­C.), il n’est pas question d’oracle, mais le texte (l. 12­14) dit : δέδωκεν ὁ Ζεὺς παραγγέλ[ματα τούς τε ἁ]|γνισμοὺς καὶ τοὺς καθαρμοὺς κ[αὶ τὰ μυστήρια ἐπι]|τελεῖν κατά τε τὰ πάτρια καὶ ὡς νῦν [γέγραπται], « Zeus a donné des instructions sur l’accomplissement des purifications, des expiations et des mystères, en accord avec les πάτρια, et désormais [mis par écrit …] ». Oraculaires ou non, ces ordres de Zeus sont présentés comme une révélation directe ou une tradition endossée par Zeus. 73. rhodes – osborne (2003), n◦ 97, B, §18. L’explicitation d’une réponse oraculaire par une autre question est pratique courante (bonneChere [2010] et [2013b]), mais le cas du sanctuaire qui pré­ voit de lui­même le recours à ses services dans le futur (voire ceux d’un autre oracle) est moins fréquent, du moins avant l’époque romaine. 74. L’autre grande loi cathartique du monde grec, à Sélinonte, a perdu ses premières lignes, si bien qu’un éventuel recours à l’oracle restera à jamais incertain, même s’il est très improbable en fonction de la disposition des textes, pace JaMeson – Jordan – kotansky (1993), p. 58­59. 64 Pierre Bonnechere texte prouve toute l’intrication de l’oracle avec le pur, l’impur et les modalités pratiques de purification. Il authentifie, en quelque sorte, toutes les implications oraculaires en mode mineur dont il sera question par la suite. Notons enfin l’accord du règlement, transformé en oracle car authentifié par le dieu — d’où l’en­tête ᾿Απ̣όλλων ἔχρησε, et non pas ἔδοξεν τᾶι βουλᾶι καὶ τῶι δάμωι — avec la loi locale en matière de sacrifices (le νόμος : l. 26, 31 et 73). 2. La pureté dans le discours mantique (I) : l’oracle entre piété, justice et tradition Si les implications directes de l’oracle dans la régulation de la pureté sont relati­ vement rares, certains concepts, très présents dans les réponses oraculaires, comme la supplication, la justice ou la piété, sont inextricablement mêlés au pur et à l’impur. 2.1. La propitiation (ἱλάσκεσθαι) et l’ hikesia Les Grecs attentifs aux νομιζόμενα cultivent leurs relations avec les dieux, afin de s’en assurer les bonnes grâces lors des épreuves à venir. Cette conduite proactive, que Xénophon met de l’avant dans tous ses écrits 75, fait partie intégrante de la démarche oraculaire. Les nouvelles lamelles de Dodone, aux questions si variées, viennent de le démontrer sans l’ombre d’un doute. Quand Clisthène consulte la pythie pour établir le nom des héros éponymes, il établit certes la divinité primordiale de chaque tribu mais, ce faisant, il instaure aussi cultes, prières et sacrifices qui préserveront l’ordre du monde voulu par les dieux 76. C’est en ce sens que certaines réponses oraculaires mettent l’accent sur le respect des τιμαί divines ou héroïques et, partant, sur l’équilibre à conserver dans les rapports entre les hommes et les dieux ou, autrement dit, sur l’agir ὁσίως 77. 75. Par ex. Mem. 1.3.3 : plus l’homme est pieux, conformément à la loi, plus les dieux lui accordent de signes oraculaires (ἀλλ᾿ ἐνόμιζε τοὺς θεοὺς ταῖς παρὰ τῶν εὐσεβεστάτων τιμαῖς μάλιστα χαίρειν) ; ou Oec. 11.8. Même idée chez Isocrate (fr. 20). En général aZoulay (2004) ; Parker (2004b). L’idée remonte à l’histoire de Chrysès (Hom. Il. 1.37­42). Voir Peels (2016), p. 49­54. Sur Xénophon, la charis et la divination, voir labadie (2014). Sur la piété et les νομιζόμενα, voir bruit (2001) ; Mikalson (2016) ; rudhardt (2008), p. 49­99, et infra, p. 72­75 et 85­91. 76. Delphes, FQ125. La plupart des consultations religieuses peuvent être citées ici, par ex. Delphes, FH1 (440­430), FH2 (460­450), FH9 (ca 422), FH24 (ca 350 av. J.­C.), FH25 (ca 338­335), FH33 (335­334), ou Didymes, FH8 (ca 225 av. J.­C.). 77. Par ex. : honneurs à Coré (Didymes, FH30­31), Asclépios (Delphes, FH25), Zeus (Delphes, FQ3), Létô (Delphes, FQ185), Apollon (Delphes, FL64), certains dieux en lien avec une asylie (Delphes, FH45 et FH52) ; voir aussi Delphes, FL159. Du côté héroïque, les honneurs à rendre à Sémiramis (Ammon : D.S. 2.14.3), Ptolémée (Ammon : D.S. 20.100.3­4), Terpandre (Delphes, FQ53), Archiloque (Delphes, FQ56 et FQ58), Thésée (Delphes, FQ164), Aristée (Delphes, FQ165), Cléomède (Delphes, FQ166), Euthyclès (Delphes, FQ168), Pélargé (Delphes, FL14), Lycos et Chimaireus (Delphes, FL98), aux enfants de Médée (Delphes, FL35), et sans doute d’autres. À rebours, trop de révérence envers l’argent (Delphes, FQ10) ou envers les hommes (Delphes, FQ122) est prémisse de déclin ou de destruction. Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 65 Se rendre une divinité favorable n’est pas intrinsèquement lié à l’impureté : ἱλάσκεσθαι signifie expier une faute ou une souillure dans le contexte des fléaux, mais aussi « se rendre une divinité favorable » dans l’optique propitiatoire de conserver ou de promouvoir sa relation ὅσιος avec le divin. Dans une lamelle presque intacte de Dodone, un consultant a d’ailleurs remplacé, dans la formule oraculaire typique « à quels dieux ou héros sacrifier (pour obtenir telle chose) 78 », θύειν par ἱλάσκεσθαι, pour une question qui regroupe à la fois sa santé, ses biens et les temps à venir : aucune expiation en vue 79. Un autre « demande et supplie » (αἰτεῖ καὶ ἱκετεύει) Zeus et Dioné d’obtenir une chose que la lamelle n’a pas conservée 80. Au contraire des sources littéraires, et si on fait abstraction des inscriptions de confession, l’épigraphie reste avare de contextes sûrs où ἱλάσκεσθαι implique clairement l’idée d’une réparation de la part d’un consultant motivé par la crainte d’une souillure. La cité de Caunos, quand elle aborde l’oracle de Gryneion, n’est pas davantage mue par une volonté expiatoire : ὁ δῆμος ὁ Καυνίων ἐπερωτᾶι τίνας θεῶν ἱλασκομένου αὐτοῦ καρπο[ὶ] καλοὶ καὶ ὀνησιφόροι γίνοιντο̣ (« le peuple des Cauniens demande lesquels des dieux ils doivent se rendre favorables pour que leur adviennent des fruits beaux et profitables »), une question qui renvoie en droite ligne à une enquête oraculaire de Dodone 81. La même remarque peut être faite dans le domaine privé, avec la consultation de Poseidonios d’Halicarnasse à Delphes 82, ou à l’examen des deux (seuls) emplois du verbe dans les sources astragalomantiques 83 : […] ἀλλ᾿ Ἀφροδίτην ἱλάσκου καὶ Μαιάδος υἱόν, « […] mais propitie/rends­toi favorable Aphrodite et le fils de Maia ». 78. Chantraine DELG s.v. Par ex. Dodone, Lh17, 19, 20, 22, 48, 137b, 141b, 142, 166c. Delphes, FH56, etc. 79. Dodone, Lh65a : [Εὐκλ]ῆ̣ς (e.g.) Ἀμβρακιά|[τας] Διὶ Νάωι καὶ Δη|[ώναι] περὶ ὑγιείας αὑτ[ο]ῦ| [καὶ] τῶν ὑπαρχόντων| καὶ εἰς τὸν ἔπειτα| [χρ]όνον τίνας θεῶν| [ἱ]λασκόμενος λῶιον| καὶ ἄμεινον πρά|[ξει]. 80. Dodone, Lh23. Un autre désire savoir, « à propos de sa santé, [et] de ses biens et du temps à venir, quels dieux il pourrait propitier ([ἱ]λασκόμενος) pour agir de façon meilleure et plus avantageuse » (Dodone, Lh 24a). Autres attestations : Dodone, DVC 7B, 359B, 1595A, 1787, 2327A. Voir aussi Xen. Oec. 5.19­6.1. Sous bien des rapports, ce type de consultation est proche du simple vœu fait à une divinité. La seule différence est que le consultant choisit lui­même le dieu à propitier plutôt que de le demander à l’oracle (par ex. SEG 41, 1012, Axiotta). 81. I.Kaunos 56 (hellénistique). Dodone, Lh2 (voir n. 51). Pas davantage d’idée expiatoire chez Hdt. 7.178 (Delphes, FQ148), ni chez Xen. Cyr. 7.2.17­20 (Delphes, FQ104). 82. Delphes, FH36 (Syll.3 1044, ca 280­240) : τί ἂν αὐτῶι τε καὶ τοῖς ἐξ αὐτοῦ| γινομένοις καὶ οὖσιν, ἔκ τε τῶν ἀρσένων καὶ τῶν θ|ηλειῶν, εἴη λώϊον καὶ ἄμεινον ποιοῦσιν καὶ πράσ|σουσιν, ἔχρησεν ὁ θεός, ἔσεσθαι λώϊον καὶ ἄμει|νον αὐτοῖς ἱλασκομένοις καὶ τιμῶσιν […], « ce qui serait meilleur et plus avan­ tageux de faire et d’agir, pour lui et ses descendants, présents ou à venir, hommes et femmes, le dieu a répondu qu’il serait meilleur et plus avantageux pour eux de se rendre favorable et d’honorer […] » ; voir Carbon – Pirenne-delforGe (2013), avec ‘Appendix’. 83. nollé (2007), K1, 4 et K11, 4 (p. 123 et 138). Pierre Bonnechere 66 Même les cas apparemment plus nets ne sont pas à l’abri du doute. Ainsi répond l’Apollon de Didymes, au iie siècle ap. J.­C., à Andronicos, épistate de la construction du temple 84 : θεὸς ἔχρησεν. | ᾿Ασφάλεον θυσίαισι Ποσειδάωνα ἱλάσασθε | τῶιδε ἐπὶ σημείωι καὶ αἰτεῖσθ’ ἵλαον ἱκνεῖσθαι | σώζειν θ’ ὑμετέρης κόσμον πόλεως ἀσάλευτον || ἐκτὸς κινδύνου. μάλα γὰρ πέλας ἵεται ὑμῶν. | ὃν χρὴ καὶ πεφυλάχ̣θαι ἀρᾶσθαί θ’, ὡς μετέπειτα | πρὸς γῆρας βαίνητε κακῶν ἀδαήμονες ὄντες. Le dieu a rendu cet oracle : « Rendez­vous favorable Poséidon Asphaleios avec des sacrifices à la suite de ce signe 85 et demandez­lui de s’en venir propice, et sauve­ garder l’ordre de votre cité dans la stabilité (litt. « sans être ébranlé »), sans plus de danger. Rapidement, en effet, il viendra auprès de vous. Il vous faut aussi faire atten­ tion à lui, et lui adresser des prières de sorte que, par la suite, vous puissiez atteindre la vieillesse sans subir de maux. » C’est une solution trop facile que d’incriminer un séisme sur la seule présence de l’épiclèse 86. Poséidon Asphaleios semble souvent nommé à cette époque quand on évoque la stabilité en général, civique ou privée, et cette notion d’ἀσφάλεια est déjà bien présente dans les rares consultations politiques de Dodone au ive siècle 87. Dans l’inscription qui nous occupe, c’est précisément le long terme qui est visé, moyennant prières et rites appropriés : σώζειν θ’ ὑμετέρης κόσμον πόλεως ἀσάλευτον, « l’ordre de la cité », pour ne pas connaître de maux avant la mort. Je dirais que l’expression αἰτεῖσθ’ ἵλαον ἱκνεῖσθαι, tout comme μάλα γὰρ πέλας ἵεται ὑμῶν, mettent davantage en lumière l’aspect secourable du dieu que le danger lié aux tremblements de terre, même si celui­ ci n’est pas exclu de l’image générale 88. Voyons maintenant le phénomène à travers le prisme très différent de la littérature, dans l’histoire de Pausanias, vainqueur de Platées 89. Convaincu de corruption, le régent de Sparte trouve refuge au sanctuaire d’Athéna Chalchioikos. Les Spartiates 84. Didymes, FH14 (I.Didyma 132). 85. Comment comprendre ici σημεῖον ? Voir n. 43. 86. Voir en ce sens fontenrose (1988), p. 145­146 et p. 191 ad FH14, qui suit Rehm, ou suáreZ de la torre (2009), p. 118. Même raisonnement pour un oracle tardif de Delphes, FH 68 (BCH 5 [1881], 340). 87. Voir supra, p. 59. Sur l’ἀσφάλεια, publique ou privée, voir Dodone, DVC 815B, 1315A, 1932B, 2596B, 2640, 2762A, 2790A, 3220A. Dodone, Lh2, 6, 9, 28, 101. Il faudrait maintenant analyser plus en détail la notion d’ἀσφάλεια, chez les orateurs, où elle semble à la fois fréquente et variable. 88. De même ἀσάλευτος, qui appartient évidemment au vocabulaire des séismes, désigne ici le κόσμος public, donc le bon ordre et l’ordonnancement, la discipline, la bienséance, non la ville elle­même. L’imaginaire grec joue à deux niveaux, et c’est logique puisqu’une gestion déficiente pourrait attiser le courroux du dieu. Un autre texte de Didymes (FH24 ; I.Didyma 501) emploie ἱλάσκεσθαι. L’oracle y apporte une précision sur une première consultation, vers 200 ap. J.­C. : αὐτῇ εἶπας ῞Ηραν ἱλάσασθαι, ποίαν ἱλάσηται ?, « Tu as dit à celle­ci de se rendre Héra propice : quelle Héra ? ». Et Apollon de préciser. Le verbe ἱ<λ>άσκεσθαι apparaît dans une seconde inscription mais celle­ci est trop mutilée : Didymes, FA3 (I.Didyma 500a). 89. Delphes, FQ174. Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 67 l’y laissent s’épuiser d’inanition et le retirent du ἱερόν juste avant qu’il meure. Survient par la suite un oracle de Delphes — apocryphe ou non, endossé déjà par Thucydide (1.134) — qui oblige les Spartiates à enterrer Pausanias à l’endroit même de sa mort, et à lui consacrer deux statues de bronze, parce que leur conduite comportait un ἄγος et exigeait réparation (même si Pausanias n’avait pas été tué). La légende se raffine par la suite : entre autres enjolivements chez Diodore, le dieu, outré de la rupture de la loi sur les suppliants, avait exigé des Spartiates qu’ils « rendent à la déesse son ἱκέτης » 90, terme absent chez Thucydide. Le Périégète ajoute que le dieu des suppliants lui­même avait manifesté son ressentiment, μήνιμα. Et Aristodème, dès le IIe s. av. J.­C., faisait intervenir le thème du fléau, qui aurait entraîné la consultation de l’oracle dans la pseudo­chaîne causale classique : sacrilège ➔ fléau ➔ oracle ➔ rite de correction (ici ἐξιλάσωνται) ➔ retour à la normale (avec ou sans rituel récurrent) 91. L’exemple est éloquent sur la vie d’un oracle et son développement littéraire : lorsque seules ont survécu les sources plus tardives, où se concentrent tous les ajouts successifs, le danger est réel de se laisser abuser dans l’interprétation. En soi, nous ignorons le pourquoi de l’inhumation de Pausanias au sanctuaire de la Chalchioikos, et la version de Thucydide, la plus ancienne, ne nous donne accès qu’à ce qui se disait (ὡς λέγεται) plusieurs décennies après les faits. De toute évidence, la logique de l’histoire importait moins que les résultats auxquels elle menait dans l’économie du récit 92 : chez lui, l’ἄγος est le moteur de l’histoire. L’ἱκετεία de Pausanias ouvre le chemin au respect des suppliants, lui aussi placé de façon expresse sous l’autorité, apocryphe mais significative, de l’oracle de Dodone par le Périégète, dans le cadre d’une superbe prophétie post eventum 93 : 90. 9.45 : τὸ δὲ δαιμόνιον τῆς τῶν ἱκετῶν σωτηρίας καταλυθείσης ἐπεσήμηνε· τῶν γὰρ Λακεδαιμονίων περί τινων ἄλλων ἐν Δελφοῖς χρηστηριαζομένων, ὁ θεὸς ἔδωκε χρησμὸν κελεύων ἀποκαταστῆσαι τῇ θεῷ τὸν ἱκέτην. 91. Paus. 3.17.9 ; Aristodème FGrH 104 F 1, § 8, avec en plus le jeu de mots classique sur Pausanias et « arrêter les maux » : διὰ δὲ τοῦτο λοιμὸς αὐτοὺς κατέσχεν· θεοῦ δὲ χρήσαντος, ἐπὰν ἐξιλάσωνται τοὺς δαίμονας τοῦ Παυσανίου, παύσασθαι τὸν λοιμόν, ἀνδριάντα αὐτῶι ἀνέστησαν, καὶ ἐπαύσατο ὁ λοιμός. Voir EllinGer (2005). 92. Il faut lire le passage dans sa totalité (1.126­138) pour se rendre compte de la facture en topoi quasi hérodotéenne du récit, qui met en balance les inconduites athéniennes et spartiates. Chez Diodore (11.45.8), la mère de Pausanias aurait elle­même indiqué aux éphores, et par un geste « parlant et muet », d’emmurer son fils vivant. C’est lors d’une consultation sur un autre sujet que la pythie ramène d’autorité à l’impiété commise sur Pausanias. Les Spartiates ne comprennent pas l’oracle, puis coulent deux statues. Plutarque (Cim. 6.4­7 ; Mor. 555c) fait état d’une histoire complètement différente, mais structuralement équivalente : ayant tué par mégarde une jeune Byzantine, le roi aurait contracté un ἄγος qu’il ne serait jamais parvenu à expier en dépit de ses efforts, dont une visite au psychopompeion d’Héraclée, tandis que le Périégète (3.17.7­9) faisait état, de son côté, de psychagogues arcadiens : bonneChere (2008). 93. Paus. 7.25.1. Voir aussi 4.24.7 et Th. 1.103.2 (suppliant de l’Ithôme) ; Thgn. 143­144. Sur l’histoire bien connue de Pactyès chez Hérodote, voir infra, p. 77. 68 Pierre Bonnechere φράζεο δ’ ῎Αρειόν τε πάγον βωμούς τε θυώδεις | Εὐμενίδων, ὅθι χρὴ Λακεδαιμονίους <σ’> ἱκετεῦσαι| δουρὶ πιεζομένους. τοὺς μὴ σὺ κτεῖνε σιδήρῳ| μηδ’ ἱκέτας ἀδικεῖν· ἱκέται δ’ ἱεροί τε καὶ ἁγνοί Veille sur l’aréopage et les autels parfumés d’encens des Euménides 94, où les Lacédémoniens, pressés par leurs ennemis, doivent un jour se réfugier ; ne les tue pas avec l’épée, il ne faut pas être injuste [ἀδικεῖν] à l’égard des suppliants, car ils sont sacrés et vraiment purs. Ainsi allait la règle, du moins telle qu’elle apparaît partout dans la littérature, un topos qui, s’il renvoie à la réalité, peut sans doute parfois la distordre 95. Dans le cas de meurtriers, ou de bandits, pourquoi le dieu aurait­il accordé asile à ce que la Grèce produisait de plus impur, comme l’illustre l’Ion d’Euripide, le maître du contraste, et ce dans l’enceinte même du « pur » sanctuaire delphique : (le chœur) ἱκέτιν οὐ θέμις φονεύειν 96. (Créuse) τῶι νόμωι δέ γ’ ὄλλυμαι, « il n’est pas conforme aux lois [universelles] de tuer une suppliante. […] Je dois mourir de par la loi ». Certains sanctuaires essayaient d’interdire l’accès à ces indésirables. Vers 460 av. J.­C., un dossier épigraphique de Mantinée, plutôt obscur, pourrait indiquer une voie plus directe : tous les meurtriers, à l’exception d’un seul, réfugiés comme suppliants à l’autel d’Athéna Aléa, auraient été expulsés du sanctuaire par le recours à une consultation oraculaire — qui aurait entériné un jugement préalable — mettant ainsi fin à leur protection. Malheureusement, l’inscription clef demeure énigmatique à bien des égards 97. 2.2. Justice et injustice, piété et impiété, πάτρια et μαντεῖα L’expression μηδ’ ἱκέτας ἀδικεῖν place en conjonction le caractère sacré et ἁγνός des suppliants et les concepts de justice et d’injustice. Le règlement de Métropolis d’Ionie — non oraculaire — contient l’ordre suivant : [ἱκέτην] μὴ ἀπέλκειν [βωμοῖς], entre autres prescriptions pour atteindre l’ἁγνεία et « ne pas ἀδικεῖν » 98. Δίκαιος est proche de εὐσεβής, parfois même synonyme, tout proche aussi de ὅσιος mais moins 94. Rappel direct de la purification d’Oreste. 95. Sur la supplication et l’asylie personnelle, voir CanCiani – PelliZer – faedo (2005) ; Chaniotis (2007) ; naiden (2006) ; Sinn (1993) ; sinn (2005). Voir Chaniotis (1996), p. 78­83, pour quelques attestations épigraphiques. 96. 1256 ; 1279­1281. Aussi A. Eu. 92­93. Sur l’expression οὐ θέμις, et θέμις/Θέμις en général, voir trois excellentes études : du sablon (2014), p. 135­166 ; 184­195, Peels (2016), p. 56­60 ; 159­160 ; 173­183, et rudhardt (1999), p. 15­57, part. p. 20­26. Aussi Corsano (1998) ; detienne (1998), p. 150­174. 97. IG V.2 262. Voir le détail dans les études successives de Chaniotis (1996), p. 65­86, part. 75­ 79 ; (2007), p. 241­242 ; 2012, p. 134­135 (qui ajoute au dossier [n. 41] un autre décret de Dikaia [ca. 364­363 av. J.­C. : voutiras – sisManidis [2007]). Parker (1996) [1983], p. 184­185 ; eCk (2012), p. 299­301. 98. LSAM 28 (ive siècle av. J.­C.). Sur injustice et impiété, voir par ex. Arist. VV 1251a30­33. Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 69 systématiquement marqué par le religieux 99. Dès le vie siècle, dans une des plus anciennes réponses oraculaires conservées, Apollon à Didymes répond simplement : δίκ̣αιον ποιεῖν ὠς πατέρες 100, « il est juste d’agir comme les ancêtres » 101. En 388 av. J.­C., le régent de Sparte Agésipolis tente de mener campagne en Argolide, mais les Argiens s’abritent derrière une trêve sacrée (σπονδαί) pour l’en empêcher 102. Or cette trêve a été déclarée à une date qui n’est pas celle de la fête alléguée. Le régent demande alors à Zeus d’Olympie puis à Delphes s’il peut, ὁσίως, refuser une trêve sacrée qui est proclamée ἀδίκως. On saisit d’emblée la gravité de la question, car rompre une trêve qui s’inscrit dans un contexte juste est sacrilège. Les dieux invalident la trêve sans hésitation. Agésipolis, en recourant successivement à deux oracles, manifeste sa pleine εὐσέβεια, et le terme ὁσίως signifie que, du point de vue des dieux, son intervention est justifiable et justifiée 103. Selon la pensée proactive des Grecs, l’oracle est considéré comme le garant concret de la justice. À Dodone, une cité demande si les magistrats ont le droit de dépenser, δικαίως, la somme d’argent — peut­être des gages ou des frais de justice — 99. Voir maintenant la solide synthèse de Peels (2016), chap. 3 et 4 : ὅσιος par rapport à δίκαιος et εὐσεβής (et lexèmes apparentés), leur grande proximité et leurs différences selon les contextes. Elle précise très bien les premières analyses de rudhardt (1992) [1958], p. 13, 15, 32­33 et 119, et rudhardt (2008), p. 69­99 (cf. GaGarin [1997a], p. 135). La justice est la vertu suprême : dès Thgn. 145­150 (voir Hes. Op. 213). Voir bruit (2001), p. 97­112 : dès l’apparition d’εὐσεβής (chez Théognis), le mot est d’emblée proche de δίκαιος et de θέμιστες (au sens alors de lois fondamentales du monde), et Δίκη elle­même est dite ὁσίη. Dans les Suppliantes (402­406), Eschyle précise que Zeus distribue les malheurs aux mauvais et les choses ὅσια à ceux qui respectent les lois (ἄδικα μὲν κακοῖς, ὅσια δ’ ἐννόμοις). Aussi Chaniotis (1997), p. 152­158, et Mikalson (2010), p. 187­207. 100. Didymes, FH2 (I.Didyma 11). Cf. la question jugée non δίκαια par la pythie, qui refuse de répondre (supra, n. 22). Dans une inscription très fragmentaire du iie s. av. J.­C. (FD III.3 344), juste avant la déclaration ὁ θε̣[ὸς ἔχρησε, on lit sur la pierre ἀδικη[­­­] : assez pour relier l’oracle de Delphes au thème de la justice, trop peu pour en tirer quoi que ce soit (Delphes, FH40). Une lamelle de Dodone (Lh10 Aa, l. 4 [ép. hellénistique]) comporte le terme δίκαον, mais le texte est incompréhensible (comme Dodone, DVC 3968B ([­­­] δικάων| [­­­]). Dans un oracle trop fragmentaire de Didymes (FA6, ca 200 ap. J.­C.), on pourrait lire θέσμ[ιόν εἶναι] (rest. Fontenrose). 101. Une autre question à Didymes (FH28), malheureusement mal conservée, aurait un sens analogue : Ε̣ἰ̣ προσφιλὲ̣ς ἐ̣[στι τῷ θεῷ ­­­ τὰς ­­­]| ἡμέρας κα̣[θάπερ καὶ] τ̣άχειον ἐπετε[ίους ­­­· Θεὸς ἔχρησε·]| [Ἐ]στὶ τελεῖν̣ [πατρικ]ῇ γ̣νώμῃ λῷον κ[αὶ ἄμεινον, ]« s’il est agréable [au dieu (de faire quelque chose)] lors des jours [usuels ? ou] plus rapidement (plus fréquemment) ? [Le dieu a répondu :] ‘Il est meilleur [et plus avantageux] d’accomplir (cela) selon l’avis [ancestral]’ ». [πατρικ]ῇ est logique, mais ne s’impose pas. 102. Essentiellement Xen. HG 4.7.1­3 (Delphes, FH13) ; bonneChere (2010), avec bibl. Voir aussi Delphes, FQ5 (Phleg. Olymp. fr. 1.9) : la pythie enjoint aux Éléens « de donner aux Grecs l’exemple d’une amitié de droit commun » (κοινοδίκου φιλίης ἡγούμενοι ῾Ελλήνεσσιν), agissant de ce fait comme les gardiens du πατέρων νόμος. 103. L’expression ὡς ὁσία[ν apparaît dans un texte difficile de Dodone (DVC 3871) : voir supra, n. 21. Le terme ὁσίως est présent dans un oracle delphique rendu à Battos, mais le texte est très ambigu (Delphes, FQ51 ; Ménéclès 270.6 apud schol. vet. in Pi. P. 4.6­10 ; Tz. ad Lyc. 886). Il pourrait être utile d’analyser le dossier (d’époque romaine) des inscriptions funéraires qui demandent justice à Hosios et Dikaios, deux personnifications (voir Chaniotis [2004], p. 10­16). 70 Pierre Bonnechere que quelqu’un leur a remise, δικαίως 104. La question montre qu’il y a litige, ou litige potentiel, mais on n’en sait pas plus 105. Un particulier demande si les pièces de Cyzique appartiennent δικαίōς à Philotis 106. Le décret de bien des cités qui acceptent l’asylie d’un sanctuaire ou d’une ville, asylie avalisée par un oracle, interdit de façon expresse toute ἀδικία envers les citoyens de la cité demanderesse 107. En ce sens, il est logique aussi que certains consultants demandent au dieu si Untel a commis une injustice 108. Une lamelle de Dodone, très abîmée, pourrait en attester dans les premières décennies du ive siècle 109. Dans la réponse de Claros à Syedra, confrontée à des raids de pirates, vers 150 ap. J.­C., Apollon ordonne à la cité d’ériger les statues d’Hermès et de Diké, pour encadrer Arès couvert de chaînes 110. Et cette Diké, qui s’avère le remède oraculaire dans une situation de crise, apparentée à un fléau, est dite θεμιστεύουσα à savoir « qui rend la justice » et/ou « qui rend des oracles » 111. Les thèmes s’entrelacent, et on les retrouve dans un autre oracle clarien à Iconium, de contexte inconnu mais analogue, qu’il s’agisse ou non de pirates 112 : [­­­] αἵ τ’ εἰσιν πόλεων κηδημόνες ἠδ’ ὀλέτειραι· | Ἑρμείην δὲ Ἀργειφόντην Θεσμόν τε τίοντες | ὧν ὑμεῖν χρειὼ μεγαλοίμια ἀγάλματα τεῦξαι | στῆσα[ί] τε ἀμφ’ Ἄρεως ἑκάτερθεν δεικήλο̣ιο̣ (« [­­­] qui sont les protecteurs et les destructeurs des cités : honorant Hermès le tueur d’Argos, ainsi que Thesmos, dont il vous faut façonner des statues μεγαλοίμια [?] 113 et les placer de part et d’autre de 104. Dodone, Lh16 / DVC 1368 (ive­iie s.) : Ἐπερωτῶντι τοὶ διαιτοὶ τὸν Δία τὸν Ναῖον καὶ τ[ὰν Διώναν ἦ βέλτιον τὰ χρήμα]|τα ἰς τὸ πρυτανῆον τὰ πὰρ τᾶς πόλιος ἔλαβε δικαίως [ὁ δεῖνα τοῦ δεῖνα τοὺς]| διαιτοὺς ἀναλῶσαι ἰς τὸ πρυτανῆον δικαίως τοῦτα. 105. Je ne fais pas intervenir ici la quarantaine de questions posées à Dodone sur les procès et les chances de gagner un procès, le temps m’a manqué pour les étudier sérieusement : voir DVC, index, s.v. δίκα et δικάζω. 106. Dodone, DVC 36B, ca 400 : Φ̣ιλοτίδος τὰ σιδά|ρια δικαίōς; 107. IG VII 4136 (Trophonios) ; Delphes, FH45 (riGsby 1996, no 98 / I.Magnesia 48 [Érétrie]) ; Delphes, FH46 / Didymes, FH10 (riGsby [1996], no 157 / IC I.xix 2 [Malla]). Certes c’est le principe de l’asylie, mais ce principe est ici expressément cautionné par le dieu. 108. « Ticket oracle », P.Stras. 4, 221 (totti [1985], p. 135, no 57) : Κύριε Ἄμμων, ε<ἰ> οἱ βου|κόλοι τῆς κώ(μης) ἠδίκη|σαν το̣ὺ̣ς̣ βοῦ̣ς τοῦ Περσίο̣υ̣, τοῦτό <μοι> δός, « Seigneur Ammon, si les bouviers du village ont fait du tort aux bœufs de Persios, donne­moi cela » [c’est­à­dire « donne­moi ce billet­ci », étant entendu que la même phrase se trouvait, mais au négatif, sur un autre billet]. Les inscriptions de confession procèdent des mêmes bases : l’injustice est une impureté punie par le dieu, « rachetable », et les sanctuaires se trouvent de la sorte engagés en faveur de la justice. 109. Dodone, DVC 2332A : [­­­] Ἀρίστανδρος| [­­­] ἀ̣δικέων τὰν Δω|[δωναίων πόλιν (?) ­­­]. Une bonne vingtaine de questions dodonéennes tentent de savoir si Untel est coupable (par ex. Dodone, DVC 1170A, 1646A, 2005A, 2047A, etc.), mais le but de ces questions n’est pas encore clair. 110. Claros, MS15 (SGO IV, 18/19/01). Sur les statues enchaînées, voir iCard-Gianolo (2004). 111. En ce sens qu’un oracle rendu s’adapte toujours aux vérités fondamentales. Sur Thémis, puissance de l’ordre établi et de stabilité, voir n. 97. 112. Claros, MS16 (SGO III, 14/07/01). 113. Le terme est un hapax. robinson (1981, p. 306) traduit « great », busine (2005, p. 176) « très belles ». Peut­on risquer, puisque les statues étaient souvent à ériger devant les portes, « sur le grand chemin (μεγάλος + οἶμος) » ? Je préfère laisser en l’état. Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 71 l’image d’Arès »). Thesmos, la loi fondatrice personnifiée, remplace Diké θεμιστεύουσα comme, dans un oracle alphabétique du iie ou iiie siècle ap. J.­C., c’est Némésis qui « met en mouvement la balance de Diké pour les mortels » 114. Les divinités salvatrices peuvent donc aussi être des personnifications directement liées au domaine de la justice et de l’ordre divin et, par extension, humain 115. Il ne s’agit pas d’une évolution récente ni de la reprise d’une antique veine littéraire puisque six questions à Dodone associent directement Thémis à Zeus Naios et Dioné 116. Ce concept de justice est à l’œuvre aussi dans l’image légendaire des oracles, Delphes en tête 117, et rejoint la personnalité mythologique de Diké 118. Apollon a annoncé à Oreste que son crime (et sa souillure) serait effacé, et à la fin des Euménides, un arrêt de justice ἰσόψηφος a fait toute la lumière sur la vérité 119. Dans l’Électre d’Euripide, Castor, en deus ex machina, transmet à Oreste les volontés de Zeus, et déclare (c’est un oracle en direct) qu’il porte secours à ceux qui δ´ὅσιον καὶ τὸ δίκαιον φίλον ἐν βιότωι (« ceux qui, dans la vie, se comportent selon le vouloir des dieux et respectent la justice »), tandis qu’il dénie son aide aux μυσαροῖς (« aux gens souillés ») 120. Une question estimée οὐ δικαία par la pythie discrédite ipso facto les Messéniens, renvoyés 114. Hiérapolis (sites 1 et 2) [Tradition IV], nollé (2007), p. 256: ἡ Νέμεσις θνητοῖσι Δίκην πλάστινγα σαλεύε[ι], ou encore Timbriada/Soloi [Tradition V], nollé (2007), p. 268 : ἡ Νέμεσις ἀνθρώποισι τὴς δίκην νέμει, « Némésis pourvoit aux hommes la justice ». Le terme θεσμός devient un synonyme de μαντεῖον à l’époque hellénistique et romaine : par ex. Didymes, FH5 (Milet I.3 33f, l. 13, ca 223­ 222) ; Didymes, FH29 (I.Didyma 277, l. 19, iiie s. ap. J.­C.). Aussi Albinus Epit. 26.2. 115. Elles sont proposées un peu comme la réponse à la question traditionnelle « à quel dieu adresser des prières pour obtenir ceci ? ». 116. Dodone, Lh21 et 94 (toutes deux de ca 400­350) ; Dodone, DVC 128A, 1006B, 2524B, 3055A (de date incertaine à ce jour). 117. Les Crotoniates impies (voir supra, n. 26) ne peuvent interroger la pythie, qui leur annonce : τοῖς δὲ κακῶς ῥέξασι δίκης τέλος οὐχὶ χρονιστὸν οὐδὲ παραιτητόν (« à ceux qui font le mal, l’accom­ plissement de la justice ne tarde jamais, et il n’y a pas de fuite possible »). Un Romain se fait dire, après la bataille des Thermopyles de la guerre antiochique, de laisser régner la justice autour de lui et de déposer les armes (Delphes, FH55 ; Antisthène apud Phleg. Mir. 3.5). Parfois, l’allusion est subtile, mais cela n’enlève rien au constat : Neleus, fils de Codros, doit selon Delphes fonder une cité en Asie Mineure, pour y installer les Hellènes et les Ioniens, tout en évinçant le γένος ἀδίκων Καρῶν, « le peuple des Cariens injustes ». Il en résultera la fondation de Milet. La raison de l’inimitié delphique envers les Cariens n’est pas explicitée, mais si l’oracle, qui ne peut se tromper, fait état d’une ἀδικία, les Grecs sont donc libres de la réparer (Delphes, FL69 ; schol. ad Aristid. Or. 13.110, p. 78 Dindorf ; Tz. ad Lyc. 1378). 118. Voir surtout (Peels) 2016, p. 60­66 ; 107­112 ; 132­135 ; 140­147 et rudhardt (1999), p. 85­96 ; 104­145. La Diké des Grecs, qui fait partie des filles de Thémis, les « Heures », favorise aussi la croissance des plantes qui, dans toutes les histoires de fléaux, est arrêtée. Justice, pureté et piété vont la main dans la main. 119. Delphes, FL7­8 (A. Eu. 794­799). Aussi E. IT 939­944 ; Or. 162­165 (ἄδικος ἄδικα τότ’ ἄρ’ ἔλακεν ἔλακεν, ἀπόφονον ὅτ’ ἐπὶ τρίποδι Θέμιδος ἄρ’ ἐδίκασε φόνον ὁ Λοξίας ἐμᾶς ματέρος). Belle synthèse chez Lib. Decl. 6.2.45­48. 120. 1349­1353. Pierre Bonnechere 72 bredouilles 121. Apollon, dans un oracle spontané, annonce à Éetion un fils qui « fera régner la justice » à Corinthe. Lors du fléau qui fait suite au meurtre du fils de Minos à Athènes, Apollon décrète la réparation des « actes injustes (ἄδικα ἔργα) », qui passe par l’envoi annuel de sept jeunes filles et sept jeunes garçons au Minotaure pour faire cesser le fléau 122. Le meurtre d’Ésope à Delphes est ἄδικος et entraîne une peste dont les Delphiens souffrent jusqu’à ce qu’ils aient rendu justice au défunt 123. Suite au fléau qui punit l’aveuglement d’Événios, Dodone et Delphes rendent le même oracle : Apollonie doit accorder réparation selon les justes demandes de la victime 124. Condamné à mort et fugitif, Callistrate se voit enjoindre à Delphes de retourner à Athènes, pour y « obtenir » la loi. Suppliant, il y meurt « justement », car pour les fau­ teurs « trouver les lois » signifie mourir 125. Enfin selon Xénophon, Chéréphon, qui interroge la pythie à propos de Socrate, se voit répondre que personne n’est plus juste que lui, δικαιότερος 126. L’expression κατ’ ᾿Ωγυγίων νόμον ἀνδρῶν (« selon la loi immémoriale des hommes ») dans un oracle épigraphique fragmentaire de Claros à Odessos en Bulgarie 127 s’éclaire à la lecture de Xénophon, qui offre un bel exemple de recouvrement dans le domaine de l’impureté, impliquant cette fois le νόμος en lieu et place de la Diké : Lycurgue […] ne remit point ses lois au peuple avant de s’être rendu à Delphes avec les citoyens les plus considérables et d’avoir demandé aux dieux s’il serait meilleur et plus avantageux à Sparte d’obéir aux lois (νόμοι) qu’il avait tracées. Le dieu ayant répondu qu’il y avait tout avantage à leur obéir, Lycurgue les promulgua alors, après avoir établi qu’il n’était pas seulement illégal, mais aussi contraire aux 121. Delphes, FQ18 (Isoc. 6.31). 122. Éetion : Delphes, FQ59 (Hdt. 5.92b2). Androgée : Plu. Thes. 15 ; Œnomaos apud Eus. PE 5.19 ; Marmor Parium FGrH 239 F A19 (Delphes, FL45). Dans le domaine chrétien, ce côté δίκαιος échoit à ceux qui empêchent Apollon de dire la vérité, de sorte que ses oracles sont mensongers (Didymes, FH33 ; Const. apud Ps.­Eus. Vita Const. 2.50). Il est aussi déclaré injuste envers ses consultants (Delphes, FQ100), et Zeus devient ἀνόσιος ὑπὲρ τὸν Θυέστην καὶ μιαρός, pour avoir violé sa fille sur le vouloir d’un oracle (Delphes, FL37, Athenagoras Supplique au sujet des chrétiens 32). Voir encore Delphes, FF2 (Aristophane). Sur d’autres réinterprétations chrétiennes, voir n. 188. 123. Delphes, FQ107 (Plu. Mor. 557a : δίκην λαβεῖν et τινὰς δίκας δόντες ; aussi Zen. 1.47 : ἀδίκως τὸν Αἴσωπον ἀνελοῦσιν). 124. Delphes, FQ161 (Hdt. 9.93). Voir aussi Delphes, FQ132 (Hdt. 6.139 : la pythie promet aux Pélasges la fin d’un fléau moyennant arrangement « juste » avec les Athéniens). Idem pour le meurtre de Léonidas aux Thermopyles (Delphes, FQ153 ; Hdt. 8.114 et 9.64). Le meurtre d’un métragyrte à Athènes débouche sur un oracle et la consécration (καθιερόω) d’un δικαστήριον (Delphes, FQ133). La liste est longue : voir Delphes, FL35, 88, 91, 93, 109, 148, 157 ; FF12, etc. 125. Delphes, FH18 (Lycurg. 93 : τὸ γὰρ τῶν νόμων τοῖς ἠδικηκόσι τυχεῖν). Voir aussi D. 19.298­299 (Dodone). 126. Ap. 14 (Delphes, FH3) ; voir aussi Ath. 5.218e­f : μηδένα εἶναι ἀνθρώπων ἐμοῦ μήτε ἐλευθεριώτερον μήτε δικαιότερον μήτε σωφρονέστερον, à comparer avec les autres sources, notamment Pl. Ap. 20e­21a. 127. Claros, MS18 (IGBulg. I.2 224). Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 73 usages préconisés par les dieux, de désobéir à des lois consacrées par l’oracle (οὐ μόνον ἄνομον ἀλλὰ καὶ ἀνόσιον θεὶς τὸ πυθοχρήστοις νόμοις μὴ πείθεσθαι) 128. Chez Xénophon, l’oracle, associant le refus de la loi entérinée par Delphes à une rupture de l’ordre des choses voulu par la divinité, fait donc rimer ἄνομος et ἀνόσιος. Cette idée n’est pas neuve. Dans son premier discours, Antiphon joue sur le fait qu’un meurtre commis ἀνόσιως doit être puni conformément à la justice et la piété, au risque sinon de commettre une impiété 129. Selon Lysias, le fondateur de la société des Kακοδαιμονισταί, Cinésias, était « le plus impie des hommes (ἀσεβέστατος) et le moins respectueux des lois (παρανομώτατος) », et se moquait tout à la fois des dieux et des νόμοι. Eschine entre autres se fera l’écho de cette conception : « qu’y a­t­il de plus ἀνόσιος pour un homme que d’agir et de parler à l’encontre des νόμοι ? » 130. Cela vaut pour les νομιζόμενα en général : au ier siècle ap. J.­C., un père demande à Sarapis s’il est convenable que son fils Phanias (et son épouse) s’oppose à lui, en flagrant délit de non­respect de ses parents (comportement ἀνόσιος) 131. Les Lois de Platon débutent sur la constatation que l’établissement des lois est le fait d’un dieu 132, et un règlement relatif à la pureté à Lindos, même s’il est tardif (ca 200­230 ap. J.­C.) dit explicitement ἀπὸ τῶν παρανόμων οὐδέποτε καθαρός, soit : « des choses accomplies à l’encontre des lois, on n’est jamais pur » 133. Dans l’argumentation des Antiphon et autres Lysias, Xénophon, Platon, Eschine, comme déjà dans le premier oracle conservé de Didymes, πάτρια, νόμοι, εὐσέβεια et μαντεῖα adjoignent leurs forces pour maintenir un niveau de pureté adéquat. La loi 128. Xen. Lac. 8.5 (trad. P. Chambry) ; aussi Mem. 4.4 (en 4.4.19, les lois non écrites sont prescrites par les dieux) ; voir aussi Pl. Lg. 632d (Delphes, FQ8, notamment Polyaen. 1.16.1) et 696a. Aristide relève le point et établit un parallèle avec le choix de Clisthène pour les tribus athéniennes (Or. 13.192). 129. Voir aussi 3.3.11­12 ; 4.2.9 ; 6.2­3 : de toute évidence, le vocabulaire employé par Antiphon (qu’il agisse ou non de bonne foi) cadre parfaitement avec celui utilisé par les oracles. 130. Lys. fr. 5 (Gernet) ; Aeschin. 3.191. Sur la désobéissance aux lois qui est aussi désobéissance à l’ordre du monde, rudhardt (1992) [1958], p. [III] et 31­32 ; rudhardt (2008), p. 90­99 (avec nombreuses références). Xen. HG 1.7.25 ; Isoc. 1.13 ; Pl. Lg. 10.884a­910d (au complet) : désobéir aux lois est une impiété qui met en danger la communauté. Inversement, l’ἀσέβεια est un crime puni par la loi, voir par ex. bruit (2001), p. 163­172 ; Parker (2005b), p. 63­68 ; todd (1993), p. 307­ 315. Sur ces questions chez les orateurs, voir en dernier lieu eCk (2012), p. 231­259 (Antiphon et Lysias) et la prudente discussion chez Parker (1996) [1983], p. 105­143. J’ajouterais que l’accusé du discours 1.50 de Lysias, quand il conclut « juridiquement » qu’il ne peut pas être condamné pour avoir agi selon les lois de la cité, se place implicitement dans une logique religieuse, puisqu’obéir aux lois est agir δικαίως καὶ ὁσίως (voir encore 13.1­4 et 95). 131. P.Oxy. 1148. 132. Delphes, FQ201 (Pl. R. 427b­c ; Lg. 624a­625a, 738b­d, 828a). Pour plus de détails sur les liens entre l’oracle et la loi, toutes acceptions confondues, voir belayChe (2007) ; rosenberGer (2001), p. 100­126 ; suáreZ de la torre (2009). 133. LSS 91, l. 19 : affirmation générique ou ciblée sur certains méfaits, sexuels par exemple (adultère) ? Voir I. et A. PetroviC dans le présent volume. Voir déjà Ar. Ra. 354­355 ; A. Ch. 71­74 ; E. Hipp. 316­319 ; Or. 1604 ; S. OT 1227­1231. Voir aussi Pl. R. 364b­e : refus des « purifications ritualistes » proposées par les « Orphiques ». 74 Pierre Bonnechere cathartique de Cyrène ressortit évidemment à ce registre 134, tout comme la dynamique qui conduit la cité de Cos à accepter l’asylie demandée par Milet en faveur des Didymeia 135. C’est un point fondamental de la pensée grecque, je crois, sur lequel sources littéraires et épigraphiques sont pleinement d’accord, dès les premiers documents disponibles : dans l’inscription athénienne des Praxiergides, vers 460­450, un usage κατὰ τὰ πάτρια est avalisé par l’oracle 136. Dans le décret sur les prémices à Éleusis, en 422 av. J.­C. (?), Athènes insiste à trois reprises sur les πάτρια confirmés par Delphes 137. La même idée encore ressurgit dans toutes les conduites qui sont « κατὰ τὴν μαντείαν », et dans tous les oracles qui affirment s’accorder aux lois fondamentales, selon les formules, assez tardivement attestées dans les oracles, de κατὰ θεσμόν, θέμις ἐστί ou ὡς ἔθος 138. On ne pourrait prétendre que le droit et la législation en Grèce sont régis par une pensée religieuse. Inversement, l’appréhension des lois antiques ne peut se faire sans prendre en compte la sensibilité et les valeurs religieuses qui imprègnent la tra­ dition 139, ni éluder le discours grec qui relie les oracles, la loi et la justice à la piété et 134. Voir supra, p. 62­64. Les Éléens doivent faire respecter la trêve olympique, selon l’oracle et le νόμος de leurs pères (supra, n. 103). Chez Thucydide (3.56), dans un passage qui fait le pont avec Xénophon (HG 4.7.1­3) sur la trêve indue des Argiens, il est ὅσιον même en temps de fête de repousser une attaque ennemie, et ce en vertu d’un νόμος universel. L’obéissance absolue de Socrate, l’homme le plus sage au dire de la pythie, aux lois d’Athènes en vertu desquelles il a été condamné à mort, nous emmènerait trop loin. 135. Didymes, FH10 (supra, p. 61­62). 136. Delphes, FH2 (IG I3 7), le plus ancien oracle épigraphique d’Athènes. La restitution (l. 23) κατὰ τὰ πάτρι[α καὶ τὴν μαντείαν τοῦ θεοῦ] s’accorde au reste du texte. Voir aussi certains exemples où les πάτρια se cachent derrière « les usages des ancêtres » : Didymes, FH28 (voir n. 101) ; Delphes FH16, (D.S. 15.49.1) : les gens d’Héliké sont invités par Delphes à faire des copies des autels ancestraux à Héliké d’Ionie ; Delphes, FQ8 (D.S. 16.57.4) ; Delphes, H36 (Syll.3 1044, ca 280­240, voir supra, n. 82) : ἔσεσθαι λώϊον καὶ ἄμει|νον αὐτοῖς ἱλασκομένοις καὶ τιμῶσιν, καθάπερ| καὶ οἱ πρόγονοι, Δία Πατρώϊον […], « qu’il serait meilleur et plus avantageux pour eux de se rendre favorable et d’honorer, comme leurs ancêtres, Zeus Patrôos », etc. ; Didymes, FH 20 (Milet I.7 205a, l. 3­5, ca. 130 ap. J.­C.) : Apollon et les dieux πάτριοι ont toujours soutenu le consultant dans son métier. Dans le règlement religieux, à Philadelphie (supra, n. 72), Zeus donne des prescriptions sur les règles de purification, κατά τε τὰ πάτρια καὶ ὡς νῦν [γέγραπται] : les ordres sont clairement révélés. 137. Delphes, FH9 (IG I3 78, l. 4­5, 25­26, 34­35). Je ne me prononce pas ici sur le côté politique du décret. Voir aussi LSCG 31 (ive s. av. J.­C.) : θύειν μὲν κατὰ τὰ] πάτρια καὶ κα[τὰ τὴν μαντείαν βοῦν ἄρσενα] ἒ ταῦρον καὶ τ[έλεον οἶν (la restitution est peut­être aventureuse), et Delphes, FH68 (FD, III.2 66, l. 12­21, ier s. ap. J.­C.). 138. Kατὰ τὴν μαντείαν (et apparentés) : innombrables exemples, dont je ne ferai pas le relevé, car la base de données (n. 2) se limite aux oracles rendus par les sanctuaires. Oracles rendus κατὰ θεσμόν : Claros, MS8 (Césarée Trocetta ; SGO I, 04/01/01, l. 20). Claros, MS3 (Hiérapolis ; SGO I, 02/12/01, l. 15) ; θέμις/θεσμόν ἐστί : Claros (?), Porph. apud Eus. PE 4.9 (robinson 1981, C33). Didymes, SGO I, 01/23/02, l. 16 (pas dans fontenrose [1988] ; Héraclée du Latmos). Didymes, FH29 (Flavianos Ulpianos ; I.Didyma 277, 16) ; ὡς ἔθος : Claros, MS4 (SGO I, 02/12/01, l. 13. Porph. apud Eus. PE 5.16 / robinson [1981], C35). Didymes, FQ48 (Porph. apud Eus. PE 5.16.1). Delphes, FQ267 (Philostr. VA 6.20). Aussi D.­Chr. 13.9 et Heliod. Comm. in Dion.­Thrac., p. 450, 19 (Dodone). Pour πάτριoν ἐστι (vel sim.), voir post-scriptum, p. 91. 139. Dans le Contre Macartatos de Démosthène (43.66), l’oracle confirme encore à deux reprises les πάτρια (καττὰ πάτρια et καττὰ ἁγημένα) : ὅτι ταὐτὰ λέγει ὅ τε Σόλων ἐν τοῖς νόμοις καὶ ὁ θεὸς ἐν τῇ Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 75 à l’impiété 140. Comme souvent, dans la mentalité grecque, tout se trouve fondu au même creuset. L’εὐσέβεια 141 préoccupe beaucoup les Athéniens du ive siècle : en 352­351, ils traitent les Mégariens de κατάρατοι (« maudits »), à cause de la culture d’un terrain sacré à Éleusis (dans le contexte de la troisième guerre sacrée, elle aussi issue d’un pro­ blème de mise en culture de terres réservées à Apollon). Après avoir mobilisé toute la cité, des démarques aux archontes, ils votent un décret sur le contrôle de tous les ἱερά 142. La question de la mise en culture proprement dite — et non la question de la guerre — est soumise à la pythie, qui rend un verdict négatif (et le terrain en question fut laissé en friche). Le registre de l’impureté transparaît ici en interaction avec la justice et la piété, Athènes agissant, tout en recourant à l’oracle, ὡς δι]καιότατα καὶ εὐσεβέστατα, dans le plus grand respect des hommes et des dieux, et cette insistance est loin d’être unique 143. Le soin apporté à respecter l’avis du dieu lors d’une modification prévue des fêtes d’Artémis Skiris est digne d’attention : « Ce que le dieu révélera, que les théopropes le rapportent à l’assemblée, que le démos, ainsi informé, délibère μαντείᾳ (« ce que dit Solon dans les lois, le dieu le dit par ses oracles »). Démosthène (21.51­54) accuse Meidias d’ἀσέβεια à son égard, et par un raisonnement tortueux, l’accuse d’avoir porté atteinte aux νόμοι des Dionysies qui, elles, sont κατὰ τὰ πάτρια et κατὰ τὴν μαντείαν. 140. Un règlement sacré (et versifié) d’Euromos en Carie (SGO I, 01/17/01), daté de ca 100 ap. J.­C., limite l’entrée au sanctuaire à ceux qui ont une καθαρὰ φρήν et une âme qui s’est adonnée au δίκαιον. Le ἱερὸς δόμος au contraire punit les esprits impurs ou les âmes injustes, et donne à ceux dont la conduite plaît aux dieux les dons qu’il plaît aux dieux [de leur rendre en retour] (dans l’esprit de Xénophon) : ὁσίοις δ’ [ὁ]σίους […] [χάριτας]. Autres exemples chez Chaniotis (1997), p. 164165 ; Chaniotis (2012) ; PetroviC (2012). 141. On se focalisera tout autant sur l’ἀσέβεια, qui est à la base de tant de ruptures entre hommes et dieux : par ex. Delphes, FL19 (S. OT 1435­1443 : Œdipe, ἀσεβής et origine du fléau, réclame d’être mis à mort). Sur εὐσέβεια, la loi, la coutume et la religion, voir les pages lumineuses de rudhardt (2008), p. 98­99. 142. Delphes, FH21 (IG II2 204 / rhodes – osborne (2003), no 58, l. 8­10) : ὀ[μόσαντας τὸν νόμιμον ὅρκον ἦ μὴν] μήτε χάριτος ἕνεκα μὴτ’ ἔ[χθρᾶς ψηφιεῖσθαι, ἀλλὰ ὡς δι]καιότατα καὶ εὐσεβέστατα, « après avoir juré le serment légal de ne pas voter avec complaisance ou partialité, mais de la façon la plus juste et la plus pieuse possible » ; aussi l. 15­16 et 51­52. bonneChere (2012­2013). Entre 200 et 250 ap. J.­C., Didymes fonctionne toujours selon la même habitude : au trésorier qui aimerait ajouter un autel de Tyché dans le cercle des autels des autres divinités, Apollon répond : « il faut rendre les honneurs à tous les bienheureux et les honorer tous », πάντας χρὴ τειμᾶν μά|καρας πάντας τε σέβεσ|θαι ; tuChelt (1971), p. 98­99, l. 15­17. 143. Delphes, FH27 (SEG 21, 519, l. 8­10, ive s. av. J.­C.) : les Acharniens (et/ou les Athéniens) consultent un oracle « pour agir εὐσεβῶς dans les affaires divines ». Pour ces formules, qu’on déclare trop facilement oratoires, voir bonneChere (2013b), p. 298, n. 34, à propos de IG II2 224. Ajouter, en relation avec un oracle rendu et parfois avec les πάτρια, le plus souvent dans les cas d’asylie : FD III.3 342, l. 4­5 (Cyzique, 300­275 av. J.­C.) ; IG XI.4 1027, l. 8­21 (Délos) ; FD III.4 153, l. 16­17 (Delphes, 246­242 av. J.­C.) ; FD III.4 163, l. 16­22 (Amphictionie, 210­200 av. J.­C.) ; IG ΧΙΙ.5 868, 19­20, 29 et 33 (Ténos, ca 250 av. J.­C.) ; IG XI.4 1061, 9­18 et 27­28 (Téos, ca 172­167 av. J.­C.) ; I.Kalchedon 5, l. 4­8 et 14­15 (Phocée, ca 200 av. J.­C.). 76 Pierre Bonnechere afin que tout soit accompli en conformité avec le conseil du dieu 144. » Le dossier de l’asylie de Magnésie du Méandre (221­207) comprend quantité d’inscriptions qui lient l’oracle obtenu, l’εὐσέβεια, le soin des dieux et parfois les πάτρια 145, par exemple : πρὸς τὸ θεῖον ὁσίως καὶ εὐσε̣β̣[ῶς δι]α̣κεῖσθαι (« faire preuve d’une conduite qui plaît aux dieux et pieuse ») ou πρός τε τ[ὴ]ν θεὰν ὁσιότης (« une attitude respectueuse envers la déesse ») 146. Dans certains oracles enfin, souvent rapportés par des sources post­ classiques, le dieu se pose spécifiquement en « nomothète », même si cela touche avant tout le « religieux » 147. 144. Didymes, FH8 (LSAM 47 ; 225 av. J.­C.) : [ἂ]ν ὁ θεὸς θεσπίσῃ οἱ μὲν θεοπρόποι εἰσαγγειλάτωσαν | εἰς ἐκκλησίαν, ὁ δὲ δῆμος | ἀκούσας βουλευσάσθω, ὅπως | πάντα πραχθήσεται ἀκολούθως τῆι τοῦ θεοῦ συμβουλ[ί]|α[ι]. Il ne s’agit pas de délibérer sur l’oracle, mais de soumettre une proposition pieuse qui sera avalisée par l’oracle, et qu’il faudra par la suite faire respecter à la lettre comme un ordre du dieu. Afin de s’assurer de la même bienveillance divine, c’est tout l’appareil politique de Milet qui prie Apollon pour la bonne mise en œuvre d’un oracle concernant l’isopolitie avec Héraclée du Latmos : Didymes, FH12 (Milet I.3 150, l. 18­25 ; 180 av. J.­C.). Cette implication de tout le corps civique n’est pas limitée aux cas oraculaires : voir par ex. I.Magnesia 98, l. 21­31 (LSAM 32). 145. Delphes, FH45 (221­207 av. J.­C.). Je renvoie sans détail aux inscriptions (toutes reprises par riGsby [1996]) : I.Magnesia 16 (Magnésie), 31 (Acarnanie), 33 (Gonnoi), 34 (Ligue phocéenne), 35 (Same), 36 (Ithaque), 37 (Athènes), 38 (Mégalopolis), 39 (Ligue achéenne), 43 (Messène), 44 (Corcyre), 45 (Apollonie), 46 (Épidamne), 48 (Érétrie), 52 (Mytilène ?), 53 (Clazomènes), 54 (artistes de Dionysos), 56 (Cnide), 58 (ville d’Asie Mineure ?), 61 (Antioche de Perse), 62­63 (villes inconnues), 72 (Syracuse), 79 (Antioche de Pisidie ?), 85 (Tralles) ; BCH 77 (1953), p. 169, l. 35­36 (Delphes). À l’inverse, prétendre à la manipulation d’un oracle peut, chez certains auteurs, passer pour une impiété (ἀσεβήμα) : voir Plu. Mor. 860d ; Hdt. 6.75 (affaire de Démarate : bonneChere [2013a]). Même idée pour la Pythaïde à Athènes (Delphes, FH57 ; FD III.2 50, l. 2­4 : συναύξοντές τε τὰ[ν ποτὶ το]ὺς θεοὺς ὁσιότατα, « désireux d’augmenter le digne comportement envers les dieux », et plusieurs attestations du terme εὐσέβεια ; FD III.2 47, l. 1­2 : τιμῶσα μὲν καὶ σεβομένα τὸν θεῖον δ[ιὰ] [π]αντός, αὔξειν δὲ προαιρειμένα τὰ νόμιμα καὶ τὰ πάτρια τῶν θεῶν) ; FD III.2. 48, l. 7 et peut­ être III.54, l. 8. 146. Cité d’Asie Mineure (?) : riGsby (1996), no 107 (I.Magnesia 58, l. 25­26) ; Tralles : riGsby (1996), no 129 (I.Magnesia 85, l. 12). Même chose dans le décret sur la réorganisation (partielle) des Thargélies à Athènes (SEG 21, 469C, l. 129­128 av. J.­C.) : un long préambule y allègue les πάτρια, une πρὸς τοὺς θεοὺς εὐσέβεια, une πρὸς τοὺς θεοὺς ὁσιότης, des oracles d’Apollon Pythien (dieu nommé « ancestral ») sur les sacrifices ancestraux à accomplir, puis vient la proposition : […] Τίμαρχος Σφήττιος […] [τούς τε] χ[ρησμ]οὺς καὶ τὰ ὑπάρχοντα ἀνενεώσατο τ[ίμ]ια| πρ[ῶ]τον δ[ιὰ νόμων τεταγμέν]<α> τῶι θεῶι […], « Timarque de Sphettos […] a rappelé (ou réactivé/renouvelé) les oracles et les honneurs qui avaient été assignés au dieu par les lois […] », dans le but de magnifier la fête. Une superbe convergence marque aussi le décret des orgéons de Bendis, vers 260 av. J.­C. : κατά τε τὰ πάτρια τῶν Θραικῶν καὶ τοὺς τῆς πόλ[εως νόμου]|ς καὶ ἔχει καλῶς καὶ εὐσεβῶς παντὶ τῶι ἔθν[ει τὰ πρὸς τοὺ]|ς θεούς (« selon les πάτρια des Thraces, selon les [lois] de la cité, et afin que les affaires concernant les dieux aillent de belle façon et pieusement pour le peuple [des Thraces] tout entier ») : IG II2 1283, l. 25­27 et aussi 9­13 (formulation très proche des décrets publics athéniens). 147. belayChe (2007). Didymes, FH30­31 (I.Didyma 504, l. 25­26). Voir aussi Delphes, FQ5 (supra, n. 103) ; FQ235 (supra, n. 103) ; FQ243 (Plu. Mor. 264f : la pythie, à propos des gens « décédés » et revenus à la vie, instaure un rituel adéquat) ; Delphes, FL141­142 (schol. ad Pl. Lg. 865b : νόμος ἤτοι χρησμός) ; Delphes, FL146 (Porph. Abst. 2.9.2 : la femme qui a tué malgré elle un cochon redoute d’avoir agi ὡς παράνομον — et impure, dans ce cas — mais Delphes la détrompe) ; oracle alphabétique, Adada [Tradition I] et Olympos / Side [Tradition II], nollé (2007), p. 233 et 241 Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 77 À côté des crimes de sang ou des conduites sacrilèges, les inhumations inhabituelles sont une autre source potentielle d’impureté. Les Pergaméniens, peu après 150 de notre ère, demandent à Didymes : « Où serait­il ὅσιον d’enterrer les ‘héros’ (soient les défunts, à cette époque) Marcellus et Rufinus, si on tient compte de l’excellence de leur vie 148 ? » Sans doute visait­on leur inhumation dans un secteur normalement interdit, une décision — pieuse — déjà prise en assemblée, sous réserve d’acceptation divine, qui faisait des défunts des « héros » au sens plus strict du terme. Réponse et contexte sont perdus, mais la gravure même de la question montre que le dieu avait agréé à la demande. Plutarque cite précisément un oracle delphique rendu aux Sicyoniens, pour leur permettre de déroger à une antique loi afin d’enterrer le stratège Aratos intra muros 149: Apollon aurait accepté, en précisant, dit­on, que lui refuser cet honneur serait « une impiété (ἀσέβημα) sur terre, sur mer et dans le ciel ». La réponse impliquait qu’Aratos se trouvait implicitement promu au rang de héros 150. En matière de comportement ὅσιον ou non, ces deux oracles sont préfigurés dans la parabole très réussie d’un suppliant chez Hérodote. Par deux fois, l’Apollon de Didymes autorise les Kyméens à livrer le suppliant Pactyès aux Perses. Intrigué, le bien nommé Aristodicos chasse alors les oiseaux, « suppliants du dieu », ce pour quoi Apollon l’appelle « le plus impie des hommes » (ἀνοσιώτατε ἀνθρώπων). Le dieu explique son paradoxe: il a enjoint aux Kyméens de livrer le suppliant pour que ceux­ ci soient éradiqués et punis de leur ἀσέβεια 151. Le seul fait d’envisager pareil désaveu des lois divines, et des πάτρια tout en même temps, puis d’en demander une caution oraculaire, rend les Kyméens ἀνοσιωτάτοι et ἀσεβήσαντες 152. De fait, ἀνόσιος et ἀσεβής sont proches, ainsi que leurs opposés, ὅσιος et εὐσεβής 153, comme le montrait en mode réel l’histoire d’Agésipolis confronté à la trêve trompeuse des Argiens. (Δύναμις ἄκαιρος ἐν νόμοισιν ἀσθενής, « la force employée au mauvais moment a peu de valeur dans les lois »). Voir encore Delphes, FQ118 (Lib. Decl. 64.16 ; P.Oxy. 1367, l. 19­39). Trouvant son inspiration directe dans la République de Platon, qui fait d’Apollon un nomothète et l’exégète des πάτρια, Julien (Or. 6 [9].188a) couronne cette idée à la fin du ive s. ap. J.­C. : ὁ τῆς ῾Ελλάδος κοινὸς ἡγεμὼν καὶ νομοθέτης καὶ βασιλεύς, ὁ ἐν Δελφοῖς θεός. 148. Didymes, FA7 (AvP VIII.3 2) : πυνθανομένων Περ|γαμηνῶν τοῦ ἐν Διδύμοι[ς] | ᾿Απόλλωνος, ὅποι ὅσιον | εἴη θάπτεσθαι τοὺς | ἥρωας Μάρκ[ε]λλον καὶ ῾Ρουφεῖνον διὰ τὸ | παρελθὸν αὐτοῖς | ἐνάρετον τοῦ βίου. 149. Delphes, FQ235 (Plu. Arat. 53). 150. Notons encore une fois la difficulté lexicale : ὅσιος est cité dans l’inscription à Didymes, mais pas chez Plutarque. 151. Didymes, FQ38 (Hdt. 1.157­158). Voir Peels (2016), p. 116­119. 152. Il en va de même pour l’épisode de Glaucos, qui tente de voler une caution en s’assurant du concours de la pythie, un geste qui cause l’éradication de sa maison (Delphes, FQ92. Hdt. 6.86 ; voir aussi Paus. 2.18.2, qui associe l’histoire à un μίασμα) ; voir GaGné (2013), p. 278­296. Dans un autre registre, on rapportait que, face à Jason de Phères, dont on craignait qu’il vole les richesses delphiques, Apollon aurait répondu qu’il en faisait son affaire (Delphes, FH16, qui devrait en fait être classé Q). Le crime redouté est la ἱεροσυλία. 153. rudhardt (1992) [1958], p. [ii], 15 et 32 et surtout Peels (2016) (voir n. 100). 78 Pierre Bonnechere Vers 200­150 av. J.­C., le décret honorifique de Colophon en faveur de Ménophilos, chresmologue de Smyrne promu prophète de Claros, résume bien le cercle de renforcement des traditions dans lequel l’oracle joue un rôle de premier plan. Le dieu, guide et sauveur de la cité, a appointé Ménophilos comme prophète par voie oraculaire, avec l’accord du peuple. Entendons par là que sa candidature, étudiée par le conseil, avait été approuvée en assemblée, avant soumission à l’oracle pour approbation ou refus. Il se distingue par sa πρὸ[ς θεοὺς εὐσέβει]|α (« sa piété envers les dieux »), sa πρὸς ἀνθρώπους ὁσιό[της (« une attitude envers les hommes qui plaît aux dieux »), sa présidence appropriée à la renommée de l’oracle, et son comportement qui convient à sa consécration, [κα]|θιερώσις. En conséquence, les Colophoniens, soucieux de promouvoir leur bonne conduite à tous, lui confèrent des privilèges majeurs 154. Toutes les qualités mises de l’avant, assez habituelles dans les inscriptions honorifiques, renforcent ici en retour l’omniscience, la haute tenue morale et religieuse de l’oracle. Cette idée semble gagner en importance entre les époques classique et romaine. Rapportant l’histoire d’Éaque, dont les prières sauvent toute la Grèce d’un fléau, Isocrate mentionne le fait sans intervention oraculaire. Chez Apollodore, Éaque est présenté comme le plus pieux de tous les hommes (εὐσεβέστατος πάντων), et c’est pour cette raison que l’oracle de Delphes en personne exige qu’Éaque prie pour l’Hellade 155. 3. La pureté dans le discours mantique (II) : les réponses oraculaires Au­delà des questions ou des réponses en rapport avec la pureté, il faut maintenant faire retour sur l’utilisation de certains vocables liés au thème, selon deux angles : (1) les instructions oraculaires à propos d’actes « purs » à accomplir et (2) les allusions faites par le dieu à une atmosphère de pureté. D’impressionniste, le tableau devient ici pointilliste. De plus, à partir de la fin de l’époque hellénistique, et c’est une nouveauté, les oracles sont très souvent versifiés, une question trop éloignée de notre sujet (je suis persuadé que les oracles en vers sont une nouveauté archaïsante de la seconde partie 154. robert – robert (1992) (ier s. av. ­ ier s. ap. J.­C.). En 202 ap. J.­C., le prophète Ulpianus, dit εὐσεβής, semble consulter le dieu après que celui­ci s’est manifesté par des visions et des oracles, à cause de son εὐσέβεια. Il est θέμις que le dieu lui réponde, et comme Ulpianus a toujours obéi aux oracles, il a augmenté sa pieuse confiance dans les dieux (?) (θε|[οπειθέα μῆτι]ν) (Didymes, FA1. I.Didyma 278, l. 2). Idem pour le prophète Pomponius Pollio (Didymes, FB4. I.Didyma 280, l. 2) et le contrôleur Hermias (Didymes, FH27. tuChelt [1971], p. 98­99, l. 15­17). Idem pour Delphes, FH38 (Cyzique, vers 200 av. J.­C. FD III.3 342, l. 4­5) : καλῶς [καὶ εὐσεβέ]ως καὶ εὐτυχῶς. Voir aussi Didymes, FB5. Dans un oracle fragmentaire de Didymes (FA6) vers 200 ap. J.­C., on risque ε]ὐ<σ>έβει, tout proche d’un θεσμ̣[­­­]. Cette idée se théorise dès l’époque classique et perdure ; voir Porph. apud Eus. PE 4.9.1­2 : les dieux établissent le culte dont ils veulent être honorés en toute piété. Aussi supra, n. 144: les prêtres d’Éleusis sont partie prenante dans la résolution du conflit avec les Mégariens, dans une affaire où Athènes consulte l’oracle « en toute piété ». Pour des exemples sans oracle (par ex. SEG 45, 1515, en Carie), avec mention de la justice, voir Chaniotis (2004), p. 31­32. 155. Delphes, FL46 (Isoc. 9.14 et Apollod. 3.12.6). Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 79 de l’époque hellénistique et surtout de l’époque romaine), mais la poésie ajoute à la perfection et à la pureté du contact avec le divin. 3.1. Les injonctions relatives à des actes à accomplir « de façon pure » Au iie s. ap. J.­C., dans un des premiers oracles de Claros destiné à contrer une épidémie, Apollon prescrit divers sacrifices, dont celui d’un veau ἄζυγος et ἁγνός 156. Un autre prévoit l’érection d’une statue d’Artémis, qui luttera contre le λοιμός et les φάρμακα, ce qui implique un contre­sort, ou des rites qui permettront le retour à la normale 157. D’autres demandent l’érection d’une statue d’Apollon « sacrée » (ἱρὸν ἄγαλμα) 158, l’usage d’une « boisson pure », καθαρός πότος, à fumiger au soufre, et en provenance de sept sources 159, des victimes pures 160 ainsi que des offrandes pures tous les mois (εὐαγίας δ’ ἐπὶ τοῦδε τε[λ]είετε μηνὸς ἑκάστο[υ]) 161. Le domaine littéraire n’est pas foncièrement différent. Les prières qu’Éaque doit accomplir selon la pythie sont effectuées avec des mains pures, pureté qui garantit l’efficacité du rite 162. À Kadmos en quête de sa sœur Europe, Delphes enjoint de fonder une cité à l’endroit où une vache guide s’arrêtera d’elle­même. Là et alors, il devra la sacrifier à la Terre, ἁγνῶς καὶ καθαρῶς 163. Il s’agit d’une formule hésiodique qui apparaît dans une série d’actes à ne pas commettre : vol, adultère, maltraitance des suppliants, des orphelins, de son père âgé, et l’invitation à offrir, ἁγνῶς καὶ καθαρῶς, des sacrifices aux dieux qui punissent pareils égarements. Cette formule revient, iden­ tique, dans l’oracle rendu à Lycurgue qui demandait à Apollon « s’il était meilleur pour Sparte d’obéir à ces lois » 164. Une fois encore, le texte de l’oracle rendu à Lycurgue puise à la tradition et la renforce. Oenomaos détaille la réponse minimale transmise par Xénophon 165 : Apollon y définit les comportements justes qui garantissent la protection divine, à savoir la docilité aux oracles, le respect des promesses et des 156. Claros, MS2 (Pergame ; SGO I, 06/02/01, l. 20­22). 157. Claros, MS11 (Éphèse ou une ville de la vallée de l’Hermos ; SGO I, 03/02/01). 158. Claros, MS4 (Hiérapolis ; SGO I, 02/12/01, B, l. 19). 159. Claros, MS8 (Césarée Trocetta ; SGO I, 04/01/01, l. 22­24). Voir aussi l’usage d’eau et de cendre ἱερά dans un oracle d’Asclépios (Lebena, ier s. av. J.­C. ; IC I.xvii no 17, l. 12­13). 160. Claros, MS4 (Hiérapolis ; SGO I, 02/12/01, B, l. 14) : μετ’ εὐαγέεσσι θυηλαῖς. 161. Claros, MS19 (Yalini Serai [Lydie] ; SGO III, 16/31/01, l. 3 de l’oracle). Un oracle de Didymes, enfin, vers 285­305 ap. J.­C., préconise l’emploi de « psalmodies sacrées », βοᾶι εὐιέροι (Didymes, FH31 ; I.Didyma 504). 162. Delphes, FL46 (Clem.Al. Strom. 6.3.28 : τὰς καθαρὰς χεῖρας ἐκτείνας εἰς οὐρανόν, « tendant ses mains pures/purifiées vers le ciel »). Voir aussi Delphes, FH68 (ca 250 ap. J.­C.) : le prêtre doit sacrifier φοιβῇ χερὶ. 163. Delphes, FL11. Les sources explicites sont tardives (notamment schol. ad E. Ph. 638), mais elles remontent au moins à Hellanicos. 164. Hes. Op. 336­337 ; h.Ap. 121 (Apollon nouveau­né baigné par les déesses). Lycurgue : Delphes, FQ8. 165. Voir supra, n. 129. 80 Pierre Bonnechere serments, la justice dans les rapports avec les concitoyens et les étrangers, le respect ἁγνῶς καὶ καθαρῶς des gens âgés, et enfin l’honneur dû à divers héros de Sparte. Tous ces comportements assurent la protection divine et relèvent aussi du champ de concepts interactifs de ὅσιος, δίκαιος et εὐσεβής 166. Un mot rapide à propos des oracles par les sorts, typiques des iie et iiie siècles ap. J.­C. Leur vocabulaire est souvent moins recherché que celui des grands oracles du renouveau d’époque romaine, puisque leur message simple est préfabriqué, à l’in­ verse des oracles de Claros et Didymes qui font l’objet d’élaborations littéraires très recherchées. Le vocabulaire du pur et de l’impur ne s’y est que rarement insinué. Ψυχῆς καθαρμὸν σώματός τε προσδέχου, « accepte / attends une purification du corps et de l’âme », ou encore Ψῆφον δικαίαν τήνδε παρὰ θεῶν ἔχεις, « tu as reçu un juste avis des dieux », disent les oracles alphabétiques 167. Une seule réponse sur les 1030 que comptent les Sortes Astrampsychi annonce : ἐπιβαλοῦ μετὰ καθαροῦ συνειδότος, soit « consulte avec une conscience pure » 168. Dans l’oracle par astragalomancie d’Antioche ad Cragos, le dieu fait de même mention d’un air pur et lumineux qui attend le consultant une fois sorti des nuages 169 (ἐκ νεφέων ἀὴ̣ρ κ̣αθαρὸ̣ς καὶ εὔδιος ἔσται). On ne saurait jauger le sens second, s’il existe. Toutefois dans les théories philo­ sophiques, l’âme, une fois sortie du corps, se répand dans l’air « pur et clair » pour se fondre au savoir divin 170. Si les oracles par astragalomancie ne sont guère branchés sur la philosophie, on ne peut nier une évidente parenté, même dans le vocabulaire, qui prouve peut­être que ces théories étaient plus ou moins vulgarisées, ou encore qu’elles procédaient d’une vision largement répandue et aujourd’hui sous­estimée. 3.2. L’atmosphère de « pureté » des réponses oraculaires Bien des réponses enfin s’inscrivent dans un cadre « sacré » au sens large, par la référence à des vocables évocateurs. Dans les réponses, souvent élaborées par les consultants eux­mêmes qui soumettent à l’oracle une alternative à deux choix (oui 166. rudhardt (1992) [1958], p. 30­37 ; Peels (2016), p. 66­67. Eusèbe rapporte un oracle d’Oenomaos qui, bien que corrompu, laisse entrevoir une injonction de purification (Delphes, FQ243 ; PE 5.31) : l’expression καθαρμόν Φοίβου n’y est pas claire, non plus que l’acception de εὐάγειν. 167. nollé (2007), Hiérapolis (sites 1 et 2) [Tradition IV], p. 256 ; Timbriada/ Soloi [Tradition V], p. 272 ; var. Ψυχῆς ἐρχόμενον καὶ σώματος ἴσθι καθαρμόν (« Sache qu’arrive une purification du corps et de l’âme ») ; nollé (2007), Olympos / Side [Tradition II] / p. 241 ; Aspendos / Kybira / Pednelissos / Oinoanda / Olympos (site 2) [Tradition III] / p. 243, 245, 248, 249, 250. 168. steWart (2001), p. 81, décade 97.7 : encore ne s’agit­il que d’une des 90 réponses qu’on ne peut pas atteindre, en raison du système tortueux d’exploitation des Sortes. 169. nollé (2007), Ant 4, 1, p. 195. 170. Par ex. Plu. Mor. 590a­b et Mor. 563e­564b (ἀὴρ καθαρὸς καὶ διαυγής), qui décrit justement la séparation de l’âme dans l’oracle de Trophonios à Lébadée. Le mythe philosophique de l’œuvre, qui est l’oracle délivré par Trophonios au jeune Timarque, élabore sur la purification des âmes (certaines sont pures, d’autres μιαραὶ καὶ ἀκάθαρτοι). Trophonios est par ailleurs moqué dans les Nuées d’Aristophane (bonneChere [2003], passim). Il faudrait une recherche plus approfondie pour juger de la diffusion de ces conceptions. Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 81 ou non), on trouve ça et là des allusions au sacré et à la pureté quant aux rites et à la perfection du monde oraculaire et divin. Même chose, du côté littéraire, dans l’oracle pythique rendu sur l’âme de Plotin décédé, la pureté est partout : Éaque est δίκαιος, le chœur des Muses est sacré (ἱερὸς χορός), l’âme du sage est pure (καθαρά ψυχή), comme la joie (εὐφροσύνη), et évolue parmi les démons vraiment purs (μετὰ δαίμονας ἁγνοὺς) 171. Il existe bien un oracle qui exige un comble d’impiété — une exception — mais qui se trouve être fondateur d’une procession importante entre Thèbes et Dodone, la tripodéphorie (le vol d’un trépied en Béotie et son transport rituel en Thesprotie) 172. 3.2.1. La pureté des gens À Stobai de Macédoine, une épitaphe sous la statue d’une prêtresse d’Artémis et des Augustes rapporte que Claudia Prisca a officié soixante années durant, ὁσιώτατα, et qu’Apollon a témoigné à propos de son ἁγνεία 173. À Magnésie du Méandre, une célèbre inscription rapporte un oracle de la pythie sur l’organisation des thiases bacchiques. Elle date de l’époque hadrienne et aurait été « retranscrite » par un myste, qui consacre en même temps un autel au dieu 174. On y lit la désinvolture des Magnésiens qui, pour avoir oublié le culte de Dionysos, sont envoyés à Thèbes pour y quérir des Ménades. Le dieu leur enjoint, en outre, d’établir un prêtre digne et « pur » (ἱερῆα τίθει δὲ εὐάρτιον ἁγνόν). À la même époque, la prêtresse pressentie d’Athéna, Satorneila, est dite σεμνή, « vénérable » 175. Vénérable aussi le grand âge des gens qui se baignent selon un oracle de Didymes 176. Le prophète Philodémos de Milet, comme en témoigne Apollon en 67 av. J.­C., a l’âme ὅσια 177. Dans la veine littéraire, Archiloque chez Élien est ἱερός τῶν Μουσῶν, et une jeune femme sacrifiée pour remporter la victoire doit être un 171. Plotin : Delphes, FH69 (contexte typique des Champs­Élysées). Voir aussi Philostr. VA 8.19: Trophonios révèle que la philosophie de Pythagore est la plus pure/purifiée, καθαρωτάτη. 172. Entre autres Ephor. FGrH 70 F 119 (apud Str. 9.2.4) : εἰ μέγιστον ἀσέβημα ἀσεβήσουσι. Voir bonneChere (1994), p. 141­144. 173. Claros, robinson, C20 : [Ἀρτέμι]δος Λοχίας ἱέρειαν καὶ Σεβαστῶν [Κ]λαυδίαν | Πρεῖσκαν ἱερασαμένην ὁσιώτατα ἔτεσιν ξ’, μαρτυρηθεῖσάν τε | ἐπὶ ἁγνείᾳ ὑπὸ τοῦ Κλαρίου Ἀπόλλωνος, Μεστρία Πρεῖσκα | ἡ ἔγγονος λαβοῦσα τόπον δόγματι βουλῆς. La statue a été autorisée par le conseil et érigée par la petite­fille de Claudia, Maestria Prisca. Voir robert, BE (1958), n◦ 303 et GeorGoudi – Pirenne-delforGe (2005), p. 6­7 (avec textes et bibl.). 174. Delphes, FL171. JaCCottet (2003), 2 n◦ 146. Je n’entre pas ici dans le débat des oracles « retrans­ crits », qui peuvent aussi bien être inventés de toutes pièces, avec toujours la plus grande piété envers le dieu. 175. Sans doute ἁγνή serait plus logique, mais Satorneila n’est plus vierge, comme le veut la coutume, et c’est pourquoi d’ailleurs les Milésiens ont recours à l’oracle, qui accepte la candidature (Didymes, FH25 ; ZPE 8 [1971], p. 93­94, l. 8 et 25). Sur le couple ἁγνός/σεμνός: voir Parker (1996) [1983], p. 147­149. 176. Didymes [?], FH24 (I.Didyma 501, l. 6). À l’inverse, quand les Sybarites révéreront (σεβίζω) un homme plus qu’un dieu, leur cité sera détruite (Delphes, FQ122 ; Timae. FGrH 566 F 50). 177. Didymes, FB2 (I.Didyma 229, II, l. 1­8). 82 Pierre Bonnechere καθαρὸν ἱερεῖον 178. Élien rapporte un oracle qui innocente l’homme qui tue son ami en le défendant contre des brigands. La pythie l’assure que sa main est davantage pure qu’auparavant (καθαρώτερος, en dépit du sang versé), alors qu’elle chasse du temple (comme impur même si ce n’est pas dit), un autre homme qui avait fui plutôt que de porter secours à leur ami 179. 3.2.2. La pureté des dieux Les paroles du dieu de Claros sont ἱεραί 180. Entre le ier siècle av. J.­C. et le ier ap. J.­C., pour la question du choix d’une prêtrise, l’oracle dénomme Athéna ἁγνή 181. Au iie siècle ap. J.­C., un oracle de Claros, après avoir préconisé l’érection d’une statue d’Artémis, qui vaincra les φάρμακα en faisant fondre à la flamme des figurines de cire, prescrit d’instaurer des sacrifices à la « pure Artémis » (ἁγνή) 182. Dans un ticketoracle égyptien, rédigé en grec et daté des iie­iiie siècles ap. J.­C., le consultant reçoit le feu vert à son action, dans un oracle qu’il doit à ἁγνή Déméter 183. À Didymes, à la fin du iiie siècle ap. J.­C., le prophète Damianos demande à Apollon, en deux temps, s’il faut établir un autel à Coré et, après réponse du dieu, quelle épiclèse hymnique et de bon augure choisir pour la déesse. À deux reprises, Coré est appelée ἁγιωτάτη, et Déméter une fois σεβασμιωτάτη 184, comme en écho aux déesses σεμναί dont dépend, selon Apollon, le salut d’Oreste 185. Sans doute toutes ces déesses sont­elles appelées « pures » depuis l’épopée homérique, la tragédie ou dans la littérature en général, mais cela n’enlève rien au fait que l’oracle les désigne ici sous ces vocables précis, dans un très net contexte de pureté. Les divinités se trouvent donc présentées dans leur plus 178. Archiloque : Delphes, FQ58. Chez Élien (fr. 80) et Héraclide de Lembos (Constitutions 8), Corax est dit ἐναγής, mais parvient à faire changer d’avis la divinité, en alléguant ἀλλὰ καθαρός εἰμι, ἄναξ, ἐν χειρῶν γὰρ νόμῳ ἔκτεινα (« mais je suis pur, seigneur, car je l’ai tué dans un combat face à face »). Aepytides : Delphes, FQ14 (seul Eusèbe, citant Oenomaos, emploie καθαρός, et c’est évidemment négatif). 179. Delphes, FL141­142 (Ael. VH 3.44, οὔ σε μιαίνει αἷμα). 180. Claros, MS5 (SGO I, 02/12/02, l. 2). Le texte parle de ἐνοπαί, dont la traduction est délicate, allant de la parole au bruit du tonnerre : les dieux communiquent selon leur propre façon. 181. Didymes, SGO I, 01/23/02, l. 9 (Héraclée du Latmos, pas dans fontenrose [1988]). 182. Claros, MS11 (SGO I, 03/02/01, l. 15). 183. P.Yale 2.131 : Δήμητρος ἁγνῆς τοῦτον εἴληφας φίλον τὸν τῆς ἀληθείας σου χρησμόν· ἐγμαθὼν ὅπου τι πράσσεις, ὕπαγε καὶ ἐπιτυγχάνεις, « tu as pris cet oracle de vérité qui t’est favorable de Déméter la toute pure : maintenant que tu as appris quand/où agir, retire­toi et tu atteindras ton but ». 184. Didymes, FH30­31 (I.Didyma 504, l. 25­26, l. 6, 22­23). Damianos lui­même est dénommé φιλόθεος (l. 7). Il faut σέβεσθαι les dieux (Didymes, FH27 ; tuChelt [1971], p. 98­99, l. 15­17). Delphes, FQ211 (Plu. Alex. 3.1­2). Delphes, FQ241 (Paus. 10.19.3 : σέβεσθαι ; Oenomaos apud Eus. PE 5.31.2). Voir encore Delphes, FL101 et 149. Oracle par astragalomancie trouvé à Termessos (nollé [2007], TerS 4, 4, p. 214 : σέβου). 185. Delphes, FL10 (S. OT 84­95). Voir bien plus tard un oracle chez X.Eph. 1.6.1­2 (Isis σεμνή). Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 83 impressionnante majesté, forçant le respect 186. À rebours, les sources chrétiennes se moquent des dieux oraculaires en confondant ces mêmes prétentions à la pureté 187. 3.2.3. La sacralité des lieux Dans les oracles légendaires ou post eventum, on retrouve l’ajout de termes relatifs à la pureté qui ne sont pas nécessaires en soi, car par nature une source, ou une ville, ou une montagne, peut être ἱερά/ός 188. Comme pour les dieux, la spécification demeure intéressante, même si les cas sont rares. Dès le ve siècle av. J.­C., Œdipe a été averti par un oracle qu’il terminerait sa vie à ἱερὸς Κολωνός 189. Thèbes a un ἱερὸν πέδον, Magnésie un ἱερὸν ἄστυ, comme Sestos 190. Une prédiction dit aux gens de Smyrne d’habiter le Pagos au­delà du Mélès sacré (ἰεροῖο Μέλητος) 191. Séleucos est investi de la mission de faire de Daphné, près d’Antioche, une ville ἱερά 192. Les Chalcidiens fondent Rhegion sur la base d’un oracle qui leur enjoint de trouver l᾿Apsia, ποταμῶν ἱερώτατος 193. Myskellos est invité à chercher la ἱερὰ χθών des Courètes 194, et les Carystiens à fonder une ἱερὰν χώραν en Eubée 195. Le port consacré de Delphes a des rives ἱεραί 196. Les Rhodiens se font dire par la pythie de s’installer à l’embouchure d’un fleuve ἁγνός — le Géla — et d’appeler leur cité du même nom 197, et la plaine d’Apollon est désignée ἁγνόν dans une réponse pythique à Oreste 198, dont le bras doit venger son père d’un sacrifice juste 199. 186. Une inscription de Dodone (DVC 3871) parle de l’ὄλβος de la déesse, mais le contexte ne se laisse guère élucider. 187. Apollon est ironiquement appelé δικαιότερος par ses détracteurs chrétiens (Delphes, FQ55 ; Oenomaos apud Eus. PE 6.7.7­8), ou encore ἁγνός καὶ ἀμίαντος (Delphes, FQ241 : Théodoret de Cyr Thérap. 10.39 ; idem en 10.34 contre Lycurgue). Origène (Cels. 3.25) se moque d’Archiloque, soi­ disant εὐσεβής (Delphes, FQ58), et Oenomaos apud Eus. (PE 5.20.10) de la piété naïve de Crésus (Delphes, FQ100). Sur le remploi de thèmes liés à la pureté par les chrétiens, voir supra, n. 123. 188. rudhardt (1999), p. 22­30. 189. Delphes, FL20 (E. Ph. 1707). Voir CalaMe (1996). 190. Thèbes et Magnésie : Delphes, FL171 (I.Magnesia 215, l. 14 et 25). Sestos: Claros, MS9 (I.Sestos 11, l. 1). 191. Claros, MS1 (Paus. 7.5.3 et SGO I, 05/01/01, l. 2). 192. Didymes, FQ43 (Lib. Or. 11.99). 193. Delphes, FQ33 (D.S. 8.23.2). 194. Delphes, FQ29 (D.S. 8.17.1). Un repère pour y arriver est la ville ἱερά de Crimisa. 195. Delphes, FL52 (Œnomaos apud Eus. PE 6.7). 196. Delphes, FQ71 (Aeschin. 3.112­119). 197. Delphes, FQ40 (D.S. 8.3). 198. Delphes, FL29 (E. IT 968­982). 199. Delphes, FL7 (S. El. 32­37: χειρὸς ἐνδίκους σφαγάς). Même le jour est ἱερόν dans un oracle rendu aux Messéniens (Delphes, FQ16. Paus. 4.12.3). 84 Pierre Bonnechere 3.2.4. La sacralité des objets et des rites Tout rite prescrit par l’oracle est pur ou sacré, par définition 200, mais certains objets voient leur pureté explicitée ou magnifiée. Au milieu du ive siècle av. J.­C., une question au Zeus de Dodone (ou une réponse) semble indiquer de faire à un héros des offrandes de fleur de farine pure (<ἀ>λινὰς καθ<α>ρὰς ὡραῖα ῥέ[ξαι]) 201. Le feu de Delphes est dit καθαρός par Apollon en personne 202. Vers 335­334 av. J.­C., Athènes interroge Delphes (?) pour voir s’il est avantageux de magnifier les habits/ ornements des deux déesses, habits décrits comme ἱερούς 203. Selon Héraclide de Lembos, l’oracle de Didymes refuse l’accès aux oligarques qui avaient brûlé vifs les Gergithai, ce qui avait aussi provoqué l’embrasement spontané d’un olivier ἱερά 204. Dans les Argonautiques, un oracle indique de consacrer dans un temple une ancre qui devient du même coup ἱερός 205. On prédit au père d’Euripide que son fils aura la tête ceinte de couronnes sacrées (στεφέων ἱερῶν) 206. Le prophète Philodémos « à l’âme ὅσια » est couronné par Apollon de couronnes sacrées, ἱεροὶ στέφανοι 207. La table que le prophète Ulpianos, au iiie siècle ap. J.­C., veut consacrer à Coré est dite, dans une seconde consultation oraculaire, [τράπεζα] ἱερά 208. Lors de la demande d’asylie pour les fêtes d’Artémis Leucophriène, cautionnée par un oracle, on estime que la cité rend une δικαίαν χάριν 209. Euthyches interroge l’oracle de Didymes pour préciser sa conduite religieuse (ἱερουργία) 210. Au total donc, à la pureté du lieu oraculaire, que nous avons rapidement évo­ quée au début, il faut ajouter les très nombreuses touches impressionnistes qui, 200. Il peut aussi être « juste » : Ἐρᾷς δικαίων ἐγ γάμων ἰδεῖν σποράν (Olympos/ Side [Tradition II], nollé (2007), p. 241 et Aspendos / Kybira / Pednelissos / Oinoanda / Olympos (site 2) [Tradition III], ibidem, p. 245, 246, 247, 250 : « tu aimeras voir le fruit de justes unions »). Dans un oracle par astragalomancie, le choix de vie est dit βίου σεμνὴ κρίσις (Antioche ad Cragos, nollé (2007), Ant 36, 1, p. 199). 201. Dodone, DVC 2432B, corrigé par liaPis (2015). 202. Delphes, FQ156 (Plu. Arist. 20.4: le feu avait été souillé par les Perses, μεμιασμένον). 203. Delphes, FH33 (IG II2 333, fr. c, e­f, l. 25). Idem pour Delphes, FH40 (FD III.3 344, l. 2 ; IIe s. av. J.­C.) : expression « ἱερὰ οὖσα », isolée et hors contexte. 204. Didymes, FQ36 (Heracl.Lemb., fr. 50 Wehrli, apud Ath. 12.524b). 205. Didymes, FQ35 (A.R. 1.958­960 et schol. ad loc.). 206. Delphes, FQ159 (Oenomaos apud Eus. PE 5.33.2). 207. Didymes, FB2 (I.Didyma 229, II, l. 1­8). Si I.Didyma 282 est bien un oracle, et non un poème, la piété est mise de l’avant pour la mère du prophète (Didymes, FB4). 208. Didymes, FH29 (I.Didyma 277, l. 21­22). La dédicace d’une statue à Césarée Trocetta est nommée καθιέρωσις, un terme qui, plus que ἀνάθημα, porte en lui l’idée d’une consécration stricto sensu. 209. Delphes, FH45 (I.Magnesia 31, 22­23 ; 38, 35 ; 52, 16­17 ; 53, 11 ; 61, 29 ; 72, 16 (?) ; 79, 8). 210. SEG 52, 1156, l. 3­4 (iie s. ap. J.­C.). Le mot ἅγιος, rare et soutenu, peut­être associé à ἕδος si la restitution est correcte, n’intervient qu’une fois à Athènes dans le cadre d’une enquête delphique, en 37­36 av. J.­C., sur la nomination du prêtre des Bouzyges. Delphes, FH58 (IG II2 1096, l. 25: [ἐπερωτακότας τὸ ἕδος(?) ἅ]γιον). Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 85 dans le discours oraculaire, ou dans même dans le discours préparatoire des cités qui approchent les oracles, renforcent l’aura exceptionnelle de sacré et de pureté du monde divin qui affleure dans les manteia. Conclusions et perspectives Étudier la pureté et l’impureté à travers l’institution religieuse qui fait office de garde­fou en matière de relations avec la divinité se révèle donc riche d’enseigne­ ments. Même si les consultations conservées — des plus terre à terre aux mythes philosophiques — ne fourmillent pas de cas explicites, les oracles agissent en inter­ action active et passive avec les πάτρια : sur tous les aspects d’abord qui peuvent menacer l’individu, ou plus rarement la cité, l’oracle est en mesure, au besoin, de fournir une réponse adéquate. Dans l’absolu ensuite, l’oracle est et reste un haut lieu de ἁγνεία, une autorité naturelle qui, même si on ne la consulte pas, irradie sur les usages immémoriaux qui régissent les rapports avec les dieux et entre les hommes. Si les oracles jouissent d’un grand prestige en matière de normalisation, il ne faut pas surévaluer par contre leur rôle actif : seule une infime quantité des décisions prises en Grèce a été soumise à l’autorité du dieu, pour des myriades qui ont suivi la voie du respect de la tradition, il est vrai elle­même avalisée par la divinité. Les πάτρια, maintenant, sont loin d’être hiératiques et intemporels. Ils constituent un corps de croyances traditionnelles, disparates dans leur unité globale, qui certes a tendance à perdurer, mais qui s’adapte au fur et à mesure que la société qui évolue. Et quand un usage est dit κατὰ τὰ πάτρια, cela ne signifie pas qu’il remonte à la nuit des temps, mais que les gens qui le clament en sont convaincus, ou veulent en convaincre, voire s’en convaincre. Comme le système est suffisamment souple pour que les modi­ fications successives, volontaires ou non, acquièrent assez rapidement leur valeur immémoriale dans la tradition « inamovible » de la cité, l’implication oraculaire dans le système coutumier en matière de sacré et de pureté est souvent difficile à apprécier dans sa chronologie. Se baser sur la terminologie s’avère des plus risqué : il n’existe que peu de corréla­ tion entre la précision du vocabulaire et la réalité, et les aléas du matériel disponible semblent particulièrement trompeurs. Pour les penseurs athéniens des ve et ive siècles, par exemple, l’oracle confirme la loi, dans une conjonction entre pureté, piété, justice et νομιζόμενα, et cette conception trouve une ébauche d’attestation pratique, hors des milieux intellectuels, dans une inscription qui est l’un des plus anciens oracles conservés, à Didymes vers 550 av. J.­C. (πάτρια, oracle, justice). Le modus vivendi est donc déjà bien en place à l’époque archaïque. Or un coup d’œil à la liste des réponses oraculaires qui citent l’expression κατὰ θεσμόν semblerait manifester une claire ten­ dance tardo­hellénistique. Et mis à part λοιμός et la famille de ἱλάσκ­, assez pauvre somme toute, les vocables idoines sont davantage présents chez les auteurs païens et chrétiens d’époque romaine et byzantine, ou dans les oracles tardifs de Didymes ou Claros. Les attestations antérieures existent, mais elles sont vraiment minoritaires. 86 Pierre Bonnechere Même constatation pour καθαρ­ : l’oracle de l’Œdipe-Roi excepté, où Apollon ren­ seigne sur le καθαρμός approprié, rien d’autre n’apparaît à l’époque classique, ni dans l’épigraphie si ce n’est dans le cas, unique à ce jour, de la loi cathartique de Cyrène et sur les lamelles de plomb de Dodone, miraculeusement conservées 211. Pour le reste, on compte Héraclide de Lembos au iie siècle av. J.­C., Diodore au ier et Plutarque à trois reprises au tournant des deux premiers siècles de notre ère 212. L’époque antonine compte huit mentions (dont quatre épigraphiques 213), tout comme l’antiquité plus tar­ dive 214. Ce qui est vrai pour καθαρ­ vaut aussi pour ἄγ­, ἁγν­ et μια­. De façon étrange, cette même conjonction entre pureté, piété, justice et νομιζόμενα, pourtant archaïque et classique, ne se reflète pas davantage dans les règlements religieux avant le début de la période hellénistique, pour se renforcer au contraire jusqu’au iiie siècle ap. J.­C. Longtemps l’aspect matériel de la souillure a semblé y primer sur son aspect moral. On en a souvent conclu à une évolution, avec d’excellents arguments 215. En fonction de l’exemple fourni par la terminologie oraculaire, et sans nier l’évolution qui marque tous les rites et leur signification, il vaut la peine là aussi de considérer comme plausible un certain biais dans les sources. Cette question de la pureté de l’âme dans sa relation avec le divin est un problème disputé auquel, je crois, notre étude des oracles sous l’angle de la pureté peut apporter son dû, et qui s’inscrit dans la droite ligne d’une étude toute récente 216 : en fait, toutes les valeurs mises de l’avant par les oracles, comme la piété, la moralité, la justice, le respect du droit, de la loi et des traditions, sont aussi celles qui, et dès l’époque archaïque, ont été identifiées par A. et I. Petrovic comme laissant transparaître l’idée de pureté intérieure 217. Qui plus est, cette disposition, intériorisée, est permanente plutôt que liée à la stricte observance des rites. 211. Ces lamelles présentent un visage tellement différent de l’épigraphie oraculaire sur pierre et des sources littéraires qu’elles mettent en lumière les abîmes d’ignorance où nous plonge la tyrannie des sources conservées. 212. Heraclid.Lemb. Const. 8 ; D.S. 4.31.5 ; Plu. Arist. 20.4 ; Alex. 26.11 – 27.1­11 ; Mor. 590a. 213. Aristid. Or. 1.33 et 2.293 ; Œnomaos apud Eus. PE 5.27.4­5 ; 5.31.2 ; Paus. 5.27.10 ; Claros, MS8 ; nollé (2007), p. 195, 241, 243­250, 256. 214. Clem.Alex. Strom. 6.3.28 ; Ael. VH 3.44 ; Philostr. VA 8.19 ; Porph. Plot. 22 ; Eus. PE 5.28.3 ; App. Anth., Oracula 1 ; schol. ad Pl. Lg. 865b ; Simp. in Epict. 32 ; schol. ad E. Ph. 638 ; Sortes : steWart (2001), p. 81, décade 97.7. 215. Chaniotis (1997), part. p. 164­168 et (2012), part. p. 133­134, qui détaille toutes les sources. L’influence viendrait du raffinement des conceptions juridiques sur l’homicide, et la distinction entre meurtre volontaire et involontaire, l’évolution des croyances sur la vie dans l’au­delà, et le terreau intellectuel du ve siècle (par ex. E. Hel. 1201­1205). 216. PetroviC et PetroviC 2016, ainsi que dans ce volume. De façon similaire, Peels (2016), p. 55­66, a fait justice de la soi­disant évolution des mentalités que l’on basait sur l’augmentation nette de ὅσιος à la période classique, en montrant que les concepts recouverts par ce terme étaient déjà à l’œuvre sous d’autres lexèmes. 217. « Notions of honesty, loyalty, faithfulness, selflesness, and assertions of the principles of justice, righteousness, and of sexual decorum. Inner impurity, on the other hand, is regularly associated […] with disregard and disrespect for moral values —inner impurity is intertwined with dishonesty, perjury, unfaithfulness, scheming and plotting, selfishness, Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 87 Selon Angelos Chaniotis 218, la maxime versifiée qui accueillait les pèlerins au temple d’Épidaure serait un oracle d’Apollon. Connue par l’intermédiaire de sources tardives, l’inscription aujourd’hui disparue daterait du ive siècle av. J.­C. 219 : ἁγνὸν χρὴ ναοῖο θυώδεος ἐντὸς ἰόντα | ἔμμεναι· ἁγνεία δ’ἐστὶ φρονεῖν ὅσια, « Celui qui entre dans le temple parfumé d’encens se doit d’être ἁγνός : l’ἁγνεία, c’est avoir des pensées qui plaisent aux dieux ». Il s’agirait donc d’un oracle qui, insistant sur la pureté de l’âme dès le ive siècle, s’inscrirait en continuité avec la prise de conscience classique de la pureté intérieure chez les Tragiques et les Socratiques, par exemple, et dont le message aurait fini par s’imposer dans le domaine rituel. Même si rien ne vient directement étayer l’affirmation qu’il s’agit d’un oracle « réel », ce type de maxime, qui habituellement appartient davantage au volet litté­ raire de la divination, est bien un oracle au sens large. Tout aphorisme est en effet susceptible, de par la vérité gnomique qu’il recèle, de devenir oraculaire, dès que les gens croient qu’il a été émis par un manteion, et a fortiori quand il se trouve gravé dans un sanctuaire mantique. Le dieu sous l’autorité duquel on le place peut même être interchangeable 220. Malheureusement, et même si l’existence d’un tel oracle à Épidaure au ive siècle servirait le propos de cet article, sa date ne peut être fixée avec certitude, ce qui nous oblige à le laisser de côté 221. self-serving intentions subordinating und undermining the interests of the […] community, and inappropriate sexual impulses » : PetroviC – PetroviC (2016), passim (citation p. 265). De même, l’εὐσεβείᾳ est l’expression d’une disposition intérieure (Pi. O. 3.41 : εὐσεβεῖ γνώμᾳ φυλάσσοντες μακάρων τελετάς ; Epich. 13 B 22 Diels­Kranz : εὐσεβὴς νόῳ). 218. Chaniotis (1997), p. 152­154 et 2012, p. 128­129. Cf. maintenant PetroviC – PetroviC (2016), ainsi que Chaniotis dans le présent volume, avec les différends de R. Parker, ibidem. On attendra aussi l’article que prépare Saskia Peels sur cette inscription (« ἁγνός and ὅσιος in the Epidaurian couplet »). 219. Porph. Abst. 2.19 (Thphr. apud ?) et Clem.Alex. Strom. 5.13.3. Voir aussi n. suivante. 220. On connaît une épigramme comparable sous l’autorité de la pythie (AP 14.71) : Parke – WorMell (1956), no 592 (non repris par fontenrose [1978]). On pourrait voir aussi dans la loi cathartique de Cyrène un règlement normal devenu oraculaire (voir supra, p. 62­64). 221. À supposer en effet que le distique ait été lu par un visiteur dont Porphyre ou Clément se seraient inspirés, en fonction chacun de leur but littéraire (et l’intertextualité ne se limite pas aux textes conservés), rien ne nous permet de dire qu’il ait été gravée dès les premières décennies du nouveau sanctuaire ; il pourrait très bien l’avoir été entre la fin du ive et le iie siècle, ce qui fragilise tous les arguments philologiques et chronologiques. breMMer (2002), tenant d’une chronologie basse, a fait remarquer que le couple ἁγνός/ὅσιος était inconnu à l’époque classique, ce qui est exact (rudhardt 1992 [1958], p. 40­41), mais rien n’empêche qu’un document nous oblige à revoir ce constat. MylonoPoulos (EBGR 2002 in Kernos 18 [2005] 436­437, no 15) a fait remonter la première attestation de ce binôme à une inscription de Phaistos au iie s. av. J.­C. (IC I.xxiii 3) ; si ἁγνός et ὅσιος y sont effectivement réunis, ils ne le sont pas dans une même formule. Que ναὸς θυώδης soit déjà attesté au ive s. (SEG 51, 239 [Rhamnonte]) n’implique pas que l’inscription d’Épidaure soit contemporaine (l’expression se trouve aussi à Kamiros, au début du iiie s. av. J.­C. (seGre – PuGliese-Carratelli, ASAtene, 27­29 [1949­1951] no 13). C’est le genre de maxime qui circule facilement, d’autant que ναὸς θυώδης est homérique (h.Cer. 385), repris par A.R. 1.307. Le fait qu’on en retrouve le premier vers de l’inscription d’Épidaure à Rhodes (LSS 108, 4­7), mais pas Pierre Bonnechere 88 Ce texte est heureusement relayé par d’autres règlements religieux, à partir de la toute fin du iiie siècle av. J.­C. et surtout à l’époque romaine. Dénommés programmata, ils sont partiellement en vers, et laissent clairement percevoir leur origine divine, oraculaire au sens large, même si aucun dieu n’est spécifié : leur appel à une nécessaire pureté de corps et d’âme participe du même mouvement qui, dès le vie siècle au moins, fait d’un oracle un dispensateur de règles et une source de pureté 222. La modestie avec laquelle les Grecs consultent leurs dieux dans les μαντεῖα permet en effet d’éclairer ce problème de la pureté de l’âme par une voie inattendue. Comme je l’ai indiqué ailleurs, l’impression de roublardise qui se dégage des oracles trans­ mis par la littérature, tous ou presque tous relatés longtemps après la date des faits présumés, se trouve contredite par l’analyse scrupuleuse des consultations publiques conservées dans l’épigraphie 223. Les oracles les plus anciens (qui sont en prose), qui remontent au vie siècle, soit l’époque présumée des oracles fleuris « à la Crésus » 224, sont identiques aux oracles posés par les cités (toujours en prose) jusqu’au milieu de l’époque hellénistique. Dans ces consultations publiques, la réponse divine n’est autre que le texte déjà voté par l’assemblée, le plus justement et le plus pieusement possible 225. En d’autres termes, quand une cité approche un oracle, elle le fait avec une pureté d’esprit et morale, puisqu’elle s’efforce de se conformer dans sa demande tant aux νομιζόμενα qu’aux usages jugés ὅσια en Grèce 226 : « Le koinon des Mondaïates interroge Zeus et Diona, au sujet de l’argent de Thémis, s’il est admissible et avantageux pour Thémis de (le) prêter 227 ? » Et si elle ne propose pas un texte à (in)valider, la cité demande simplement à quels dieux sacrifier pour obtenir le bien­être général 228. Il n’existe aucun exemple le second, montre assez la plasticité de la transmission, d’autant que le second vers rhodien, comme le signale Chaniotis, est repris à un oracle, littéraire cette fois, de Sarapis (totti [1985], n◦ 61). 222. PetroviC – PetroviC (2006) (que je remercie de leur aide sur ce point) listent les règlements reli­ gieux en vers; voir aussi leur chapitre dans le présent volume et (2016). Souvent, on liste en prose les impuretés, avant d’ajouter quelques vers gnomiques pour conférer au règlement un poids divin. Le sens de programma est proche de l’édit, de la proclamation et de la loi (LSJ). 223. bonneChere (2010) et (2013c), et je ne suis pas le premier. Voir aussi supra, n. 3. 224. Toujours considérés comme typiques du vie s. av. J.­C. alors qu’ils sont cités par Hérodote un siècle plus tard, et dans une œuvre où l’appareil narratif est incroyablement complexe et efficace. 225. Et presque toujours proposé au dieu sous la forme d’une alternative fermée, qui ne laisse à l’oracle que deux réponses possibles, A ou non­A, très rarement A ou B. Voir bonneChere (2012­2013) et (2013b). 226. Même dans le cas d’une consultation athénienne qui se clôt sur un « non » (Delphes, FH21) : voir supra, p. 75. L’attitude est identique dans le cas de double consultation, dans le même sanctuaire ou dans des oracles différents, que le consultant ne met jamais en concurrence pour arriver à ses fins intéressées (bonneChere [2010] et [2013]). 227. Dodone, Lh8B (ép. hellénistique). 228. Par exemple Dodone, Lh1, 2, 6, etc., voir supra, p. 59. Isocrate (11.15), assure que la meilleure façon de préserver les richesses est d’entretenir son armée mais aussi de vivre dans la piété : c’est exacte­ ment ce que font les cités qui approchent l’oracle. Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 89 dans l’épigraphie de cet esprit irrévérencieux récurrent dans les Histoires d’Hérodote qui, au demeurant, permettent d’approcher la question a contrario : tous les gens qui y fréquentent l’oracle avec une idée malhonnête, οὐχ ὁσίως, et donc avec l’âme impure, sont irrémédiablement châtiés ou contraints d’obéir au dieu 229. En soi, consulter un oracle lie la cité qui interroge la divinité : ayant reçu une injonction divine que très souvent elle a elle­même élaborée dans le respect des lois divines, ὁσίως, elle s’interdit toute désobéissance, au risque d’être impie et punie 230. Qu’en est­il des consultations privées qui représentent 98 ou 99 % des cas recensés, depuis la parution des nouveaux textes de Dodone ? Je n’ai pas la place ici pour analyser tout ce nouveau corpus, mais une chose est sûre : les gens qui se rendent à l’oracle n’approchent jamais le dieu dans l’espoir de le tromper. Le plus souvent, comme les cités, ils posent même leurs questions de façon à ne pas forcer l’oracle à une réponse hasardeuse 231. Consulter un oracle reste un acte de « foi » 232, de confiance dans l’omniscience du dieu, qu’il serait mal venu d’approcher avec des arrière­pensées déshonnêtes 233. Or ce mode d’interrogation, l’âme pure, est en place dès que les lamelles de Dodone nous sont disponibles : la fin du vie et le ve siècle av. J.­C. L’usage proactif que les Grecs faisaient de la divination n’est pas étranger non plus à cette pureté d’esprit, qui vise à s’assurer de ce que les dieux seront satisfaits et éviter ainsi toute rupture qui mènerait à leur colère, et donc au fléau ou à la punition person­ nelle 234. 229. Comme Battos (Delphes, FQ45­51). harrison (2000), p. 122­157. Glaucos (voir supra, n. 153). Aussi bonneChere (2013a) (Cléomène de Sparte et Démarate : toutes les âmes impures finissent par provoquer l’éradication de leur lignée). 230. C’est ce qu’Apollon promet aux gens d’Éphèse ou d’une ville de l’Hermos : Claros, MS11 (SGO I, 03/02/01, l. 18) : εἰ δέ τε μὴ τελέοιτε πυρὸς τότε τείσετε ποινάς, « si vous ne le faites pas, vous subirez alors le feu/la fièvre comme châtiment ». Voir déjà la menace à Didymes, FH1 (ca 550 av. J.­C.) : « Et il sera [meilleur et] plus avantageux [pour lui d’obéir], et [le contraire] s’il n’obéit pas. » Ces précisions sont rares, je pense, parce qu’elles allaient de soi. Sur la sanction divine impliquée dans les formules du style οὐχ ὅσιον, voir Peels (2016), p. 168­206. 231. Je prépare un article à ce sujet : « Ménager l’oracle ou l’utile précaution. » Les exceptions potentielles se comptent sur les doigts d’une ou deux mains. 232. Dans le contexte ici posé, les cultes « médicaux » devraient être analysés avec beaucoup de soin, mais la place me manque. Les miracles d’Épidaure manifestent au grand jour le réel pouvoir de guérir d’Asclépios, un dieu σωτήρ, en même temps qu’une élaboration édifiante. 233. De toute façon, le dieu savait qui était pur ou non, une conception qui remonte au moins à Hésiode (Op. 250­262), Théognis (897­900) et Pindare (P. 3.27­30 et 9.42­50), et qui donne crédit aux interdictions des règlements sacrés : si un impur s’adonne à des actes qui lui sont interdits, le dieu en disposera comme il l’entend (comme dans les inscriptions de confession). Voir maintenant PetroviC – PetroviC (2016), p. 265­268. 234. La religion vécue dépend des caractères individuels : il existe des chrétiens qui pratiquent de façon épouvantablement ritualiste et d’autres de façon très morale, des parrains de mafia qui vont à la messe et des chrétiens non pratiquants mais qui partagent l’idéal évangélique. J’ajoute que chaque individu est susceptible d’agir à différents niveaux de profondeur en fonction des circonstances. Porphyre (Abst. 2.19.3, qu’il cite ou non Théophraste à ce moment) dit que « dans l’opinion actuelle Pierre Bonnechere 90 En conclusion, tant le discours sur les oracles que les réponses oraculaires elles­ mêmes cadrent avec cette idée platonicienne selon laquelle les lois sont d’origine divine, et qu’il faut les respecter pour conserver la paix des dieux. Dans les Mémorables, le Socrate de Xénophon précise : « La pythie répond en effet qu’une conduite conforme aux lois de la cité est une conduite pieuse (εὐσεβῶς ἂν ποιεῖν), et c’est précisément la conduite que Socrate adoptait et qu’il conseillait aux autres 235. » Par νόμῳ πόλεως, on peut entendre tous les niveaux possibles de la loi et, pour suivre la distinction d’Angelos Chaniotis 236, l’oracle pouvait être appelé à épauler les νομιζόμενα, renforcer les lois ou encore endosser des modifications de règles bien en place, notamment la magnification des fêtes. Chaque article de la loi cathartique de Cyrène par exemple, un règlement local, devait nécessairement se trouver en accord avec les usages accepta­ bles à Cyrène et même en Grèce, puisqu’ils devaient pouvoir être validés — au moins en théorie — par le dieu de Delphes (ou un autre). Qui veut « habiter la Libye », s’astreignant aux règles cathartiques, voulues par les dieux, sera tout à la fois ὅσιος, εὐσεβής et δίκαιος. Ceci permet pour conclure un beau retour aux programmata, qui insistent sur l’ἁγνεία de l’âme d’époque hellénistique et romaine, et leur injonction en vers : la cité, qui aurait sûrement précisé le nom de l’oracle si elle y avait eu recours, désirait donc accorder un surcroît de force persuasive à sa décision prise en assemblée et faisait « comme si » le propos lu par le visiteur était prononcé par un dieu 237. Mais elle le faisait en toute piété, en exprimant au mieux un sentiment qu’elle aurait pu sou­ mettre tel quel à un oracle et que tout Apollon aurait approuvé car conforme aux lois divines et humaines. Et, comme un fait exprès, le programma d’Athéna Lindia, dans la republication d’un texte plus ancien, au iiie siècle ap. J.­C., rejette l’ἐναγής, l’ἄναγνος et l’ἄθεσμος 238. C’est un autre exemple de ce que j’appelle la pétition de principe oraculaire, ou encore le « cercle vertueux » de la piété, de la pureté, de la justice et de la loi, partagé par Xénophon dans sa vision de la χάρις 239. des gens », l’habit ne fait pas le moine, mais il en reste beaucoup qui se limitent au vêtement propre sans avoir l’âme pure. 235. 1.3.1 (trad. L.­A. Dorion, CUF) : ἥ τε γὰρ Πυθία νόμῳ πόλεως ἀναιρεῖ ποιοῦντας εὐσεβῶς ἂν ποιεῖν, Σωκράτης τε οὕτω καὶ αὐτὸς ἐποίει καὶ τοῖς ἄλλοις παρῄνει (voir aussi Mem. 4.6.2­4 ; 4.3.16­17 ; HG 1.7.25 : κατὰ τὸν νόμον εὐσεβεῖν, « être pieux selon de la loi »). Socrate relaie le propos de la pythie, alors qu’il a été déclaré par elle l’homme le plus sage : nous retrouvons ici le renforcement circulaire, présent aussi chez Platon (Lg. 716c­717a). 236. Chaniotis (2009a). 237. PetroviC – PetroviC (2006), p. 174­175. 238. I.Lindos 487 (LSS 91), l. 4. Voir supra n. 134. Dans l’inscription d’Euromos (SEG 43, 710 / SGO I, 01/17/01), la pureté d’âme est associée à la justice et au sacré, et l’impureté à l’injustice. De plus, la personne impure se voit interdire l’entrée au sanctuaire mais aussi la participation au rituel, une définition qui rejoint assez bien celle de l’ἐναγής traditionnel. 239. Ce cercle vertueux mettait en lumière tant l’autorité du dieu nomothète que la piété du consultant. Voir déjà belayChe (2007), qui souligne l’aspect social et politique de ce type d’oracle, profondément inscrit dans les réseaux de pouvoir. Pureté, justice, « piété » et leurs contraires 91 Qu’il soit donc clair que les textes oraculaires, loin d’être un tissu d’élucubrations « religieuses » laissées au hasard, ont été rédigés et ratifiés en pleine symbiose avec le système de pensée et les mentalités ambiantes et que, sur la question de la pureté comme sur toutes les autres, la divination grecque est partie prenante de la réalité rationnelle. Pierre bonneChere Post-scriptum (2018) L’article a été terminé en 2015 et mis à jour autant que possible. Jon Mikalson, de l’Université de Virginie, a publié en 2016 un beau livre, un peu à la façon de Jean Rudhardt, fondé sur une stricte analyse du vocabulaire et des faits : New Aspects of Religion in Ancient Athens: Honors, Authorities, Esthetics, and Society (Leyde/Boston). Le chapitre 6 traite des τὰ πάτρια et τὰ νομιζόμενα, que j’ai abordés, dans cet article, comme des quasi­synonymes. Si l’expression τὰ πάτρια s’applique bien aux usages rituels « anciens », c’est tout particulièrement — 90% des cas au minimum — dans le domaine des sacrifices, tandis que l’expression τὰ νομιζόμενα se réfère davantage à d’autres conduites rituelles. À la lecture de ce chapitre aussi, je me suis rendu compte que j’avais oublié de cataloguer dans les sources oraculaires, à côté de l’expression κατὰ τὰ πάτρια, les mentions de πάτριoν ἐστι (vel sim.). Ma base de données m’a fait découvrir plusieurs attestations, dont on trouvera les références ci­dessous, et qui ren­ forcent encore l’argumentation de l’article. Sources épigraphiques : Delphes, FH42 (FD III.4 153, l. 8­9 ; 246­242 av. J.­C.) ; Delphes, FH45 (BCH 77 [1953], 169, 35­36, l. 28 [221­220 av. J.­C.]); Delphes, FH51 (IG II2 1326 ; 176­ 175 av. J.­C.) ; Delphes, FH52 (IG XI.4 1061, l. 9 et 25 ; avant 167 av. J.­C.) ; Delphes, FH57 (FD III.2 48, l. 12 et 42; FD III.2 50, l. 9­10 ; avant 128 av. J.­C.) ; Delphes, FH58 (IG II2 1096, l. 10 (rest.) ; 37­36 av. J.­C.) ; Didymes, FH10 (Syll.3 590 ; 220­205 av. J.­C.). Sources littéraires : Delphes, FH28 ; FQ8 ; FQ23 ; FQ243 ; FL265. Aussi Suda δ1355 (Asclépios).