Purity and Purification
in the Ancient Greek World
Texts, Rituals, and Norms
edited by
Jan-Mathieu Carbon & Saskia Peels-Matthey
Centre International d’Étude de la Religion Grecque Antique
Presses Universitaires de Liège
Liège, 2018
Table of Contents
Jan-Mathieu Carbon, Introduction: Probing the ‘Incubation Chamber’ .............................. 11
ConCePts, Continuities, and Changes
Robert Parker, Miasma: Old and New Problems .............................................................
Angelos Chaniotis, Greek Purity in Context: The Long Life of a Ritual Concept,
or Defining the Cs of Continuity and Change .................................................................
Pierre bonneChere, Pureté, justice, « piété » et leurs contraires :
l’apport des sources oraculaires .......................................................................................
Saskia Peels-Matthey, Moral Purity in the Athenian Theatre .........................................
23
35
49
93
hoMiCide, Morality, and soCiety
Hannah Willey, Social-status, Legislation, and Pollution in Plato’s Euthyphro ............ 113
Anne-Françoise JaCottet, La pureté des tyrannicides
ou quand la démocratie lave la souillure ....................................................................... 133
Irene salvo, Blood Pollution and Macedonian Rulers:
Narratives between Character and Belief ...................................................................... 157
rituals, behaviour, and abstinenCe
Stella GeorGoudi, Couper pour purifier ? Le chien et autres animaux,
entre pratiques rituelles et récits .................................................................................... 173
Marie-Claire beaulieu, Θεῶν ἅγνισμα μέγιστον : la mer et la purification
en Grèce ancienne ........................................................................................................ 207
Ivana and Andrej PetroviC, Purity of Body and Soul in the Cult of Athena Lindia:
On the Eastern Background of Greek Abstentions ...................................................... 225
10
Table of Contents
ContaCts and boundaries, deMons and ‘MagiC’
Athanassia ZoGrafou, Être pur pour réussir : le conditionnement de l’efficacité rituelle
dans les « papyrus magiques grecs » .............................................................................. 261
Miriam blanCo Cesteros and Eleni ChronoPolou, The Irresistible Attraction
of Purity: Accusations of Religious Transgression in Magical Texts
from Late Antiquity .................................................................................................... 281
Moshe blidstein, Demons and Pollution in the Ancient Mediterranean: Interactions
and Relationships ........................................................................................................ 299
List of Contributors ..................................................................................................... 315
Abbreviations and Bibliography .............................................................................. 319
Index locorum ............................................................................................................... 353
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires :
l’apport des sources oraculaires*
Introduction et mises en garde
Le cours de la vie — privée, sociale, politique — dans le monde grec est un long
fleuve tranquille régi par les πάτρια ou νομιζόμενα. Ce code de conduite « immémorial »,
avalisé par la cité et ses divinités, et complété de lois et décrets plus spécifiques, garantis
sait la perpétuation des normes et la nécessaire harmonie entre hommes et dieux à la
base du bonheur grec. Mais tout fleuve a ses tourbillons, et sa torpeur était rompue
par des écarts, volontaires ou non, qui en minaient l’harmonie. Le rétablissement de
la normalité pouvait déboucher sur une conduite réparatrice fondée sur la détermi
nation, stricte à défaut d’être logique et constante, de ce qui était acceptable ou non,
et de la façon de lutter contre la contagion potentielle de ce qui était vu, en certaines
circonstances, comme impur. Il faut d’emblée accepter l’idée d’une fluidité diffuse selon
les individus, les contextes ou les époques, résistant à toute catégorisation absolue 1.
*
1.
Je remercie V. Liapis (Open University, Chypre), B. Eck (Grenoble), J. Mikalson (Virginia), K. Laapindo
(Istanbul) et I. et A. Petrovic (Virginia) pour leurs avis, ainsi que les « Liégeois » J.M. Carbon, S. Peels
et V. Pirenne pour leur patience et leurs remarques. Un grand merci à Saskia Peels de m’avoir envoyé
son livre (2016), qui m’a aidé à saisir les arcanes du champ sémantique de ὅσιος.
Pour le renvoi aux textes oraculaires, les abréviations sont les suivantes :
Claros
MS : MerkelbaCh – stauber (19961997) ; robinson (1981).
Delphes
FH/FQ/FL/FF : fontenrose (1978) + catégorie, i.e. H pour « historique » [ oracle
rendu du vivant de l’auteur qui le rapporte], Q pour « quasi historique » [ cité par un
auteur qui, chronologiquement, n’a pu avoir connaissance des faits], L pour « légen
daire », F pour « fictive » [fiction littéraire]).
Didymes FH/FQ/FL/FF : fontenrose (1988) : même chose que pour Delphes. On ajoute
FA [inscriptions fragmentaires] et FB [textes à caractère oraculaire]).
Lh : lhôte (2006), éd. et trad.
On y trouvera la référence à toutes les sources anciennes, trop abondantes pour être ici précisées,
mais j’ai mentionné d’où je tirais les précisions lexicologiques. NB : toutes les dates pour les oracles de
Dodone sont avant JésusChrist. Cf. dodonaonline.com (dir. P. Bonnechere et É. Lhôte), citée DOL.
Voir bendlin (2007), p. 178189 (avec bibl. : un peu réducteur mais pratique) ; Chaniotis (2012) ;
Moulinier (1952) ; Parker (1996) [1983].
50
Pierre Bonnechere
Une recherche détaillée dans la base de données, en cours de réalisation à
Montréal, sur tous les oracles jamais rendus dans les sanctuaires grecs 2, montre que
le lexique de la souillure y fut peu utilisé. Les termes connotés négativement l’ont été
moins encore que leur équivalent positif. Même les oracles fictifs et légendaires, ou
rapportés longtemps après les faits dans la littérature 3, n’y recourent qu’en proportions
restreintes 4. Dans les oracles épigraphiques, on ne trouve presque rien du côté de
λῦμα, μίασμα, μιαρός, μιαίνειν, ni d’ἄγος ou ἐναγής. Même καθαρός et sa famille sont
représentés de façon éparse 5.
Le vocabulaire spécifique, bien sûr, ne règle pas tout, il faut compter avec les
périphrases : ainsi un prêtre astreint à la chasteté (γυναικὶ μὴ ὁμιλεῖν) s’unit à une
femme sous le coup de la danse et de la boisson. À Delphes, il demande s’il peut
être délivré de sa faute ou pardonné (περὶ τῆς ἁμαρτίας ἠρώτα τὸν θεὸν εἴ τις εἴη
παραίτησις ἢ λύσις). La pythie lui répond « que face à la nécessité, le dieu pardonne
2.
Une bonne partie des textes couvrant les questions et réponses pour les oracles de Claros, Delphes,
Didymes, Dodone (incluant les 4216 textes publiés en 2013) et Trophonios, sont saisis, ainsi que
les oracles par les sorts d’Asie Mineure et différents recueils de sortes, tels les Astrampsychi. Nous tra
vaillons actuellement à une numérotation des oracles qui serait — nous l’espérons — universelle.
Je salue pour son dévouement Nancy Duval, conceptrice et longtemps gestionnaire de l’outil, ainsi
que responsable des dossiers nécessaires à cette étude, en août 2014. Depuis, la base de données
s’est étoffée de centaines de nouveaux textes : quelques omissions, notamment dans les sources
littéraires pour Delphes, et pour les oracles moins connus, sont donc possibles et je m’en excuse.
La base de données n’inclut pas non plus les oracles rendus par les devins. Sans un pareil outil
toutefois, pareille recherche serait irréalisable.
3.
En ce qui concerne les oracles grecs, il faut toujours proposer une étude en deux temps : porter
attention d’abord aux consultations « sûres » (essentiellement conservées par l’épigraphie ou les
auteurs contemporains), et ensuite aux réponses oraculaires attestées longtemps après les faits (des
siècles plus tard parfois), ainsi qu’aux réponses légendaires ou fictives. Le fossé s’est creusé ces
dernières années entre oracles « réels » et oracles « de représentation », surtout à la suite de la
publication des 4000 nouveaux textes de Dodone (dont 1500 sont vraiment utilisables), qui ont
miraculeusement conservé tous les types possibles de questions, sur un matériau bon marché, le
plomb, au contraire des coûteuses inscriptions sur pierre des autres oracles, lesquelles ne laissaient
apercevoir que la pointe « riche » de l’iceberg. Il appert ainsi que les oracles « dans la vraie vie »
n’ont jamais été ambigus, que les questions étaient toujours pieuses et révérencieuses, et que les
sanctuaires n’avaient aucune façon de s’immiscer dans la vie politique des cités. C’est tout l’inverse,
donc, de la Grèce tricheuse et intéressée du vie s. av. J.C. décrite par Hérodote. Cela dit, tous les
témoignages gardent une valeur intrinsèque, car ils éclairent différents versants des mentalités. On le
verra dans cet article, le hiatus entre les deux catégories, pour les questions de pur et d’impur, varie
beaucoup selon les thèmes. Je préciserai souvent en italiques si je m’appuie sur la veine épigraphi
que ou littéraire des oracles, car c’est souvent un facteur capital à prendre en compte.
4.
Sources littéraires : ἁγιστεύειν : n. 30 ; ἁγνός et apparentés : n. 11, 28, 94, 99, 164165, 172, 188, 198
199, 220 ; ἄγος : n. 32, 90 et 93 ; ἀμίαντος : 188 ; ἀνόσιος : n. 123, 129, 131, 152 ; ἐναγής : n. 29, 32 et
179 ; ἐναγίζειν : n. 33 ; λυμαίνεσθαι : n. 32 ; μιαίνειν : n. 25, 180, 203 ; μιαρός: n. 123 ; μίασμα : n. 24,
29, 153 ; μύσος : 32 ; ὅσιος, ὁσίως: n. 104, 121, 151, 220. Pour καθαίρω : n. 55 ; καθαρμός : n. 24, 167 ;
καθαρός : n. 13, 23, 38, 163165, 169, 172, 179, 180, 203 ; καθάρσια : n. 23.
5.
Sources épigraphiques, si l’on excepte la « loi cathartique de Cyrène » (infra, p. 6264) : ἁγνός : n. 22
23, 68, 157, 174, 182184, 220 ; ἀκαθαρτία : n. 44 ; καθαρμός : n. 72, 168 ; μια : n. 18 ; ὅσιος : n. 103,
104, 149, 155, 178, 208. καθαρός : n. 8, 1617, 19, 160, 163, 170, 202.
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
51
toujours » (ἅπαντα τἀναγκαῖα συγχωρεῖ θεός). Aucun mot désignant la souillure n’est
employé, alors qu’il n’est question que de cela 6. De même, le sacrifice animal aurait
été accordé par la pythie du bout des lèvres : « Si un animal acquiesce en baissant la
tête vers l’eau lustrale, j’affirme […] que son sacrifice peut être accompli δικαίως 7. »
Il s’agit bien de prévenir une impureté, et la famille de δίκαιος appartient, avec ce
sens précis, au vocabulaire oraculaire, nous le verrons. Enfin, les récits de miracles,
pourtant consacrés à la guérison de maladies, ne recèlent aucun de ces termes, ni à
Épidaure ni ailleurs 8.
D’autre part, toute coutume religieuse enchâssée dans les πάτρια, qu’on peut
considérer à juste titre comme l’équivalent grec de la révélation dans les religions révé
lées 9, jouit en soi du sceau divin. Tout rite exigé par un μαντεῖον est sacré et pur car
prescrit par le dieu. L’oracle s’affiche donc en puissant allié des πάτρια, défend l’ordre
intangible du monde et sert de rempart aux éventuels sacrilèges. Comme l’oracle passe,
tous documents confondus, pour un pourvoyeur de normes, il faudra tenir compte de
tous les concepts qui incluent le pur et l’impur, comme la « piété », la justice et leur
contraire 10. En dépit de la relative rareté des termes spécifiques à la pureté, les réponses
oraculaires participent toujours d’une atmosphère de perfection qu’on devra détailler
quelque peu. Cet article prendra donc un air impressionniste. Il mettra l’accent sur les
consultations historiques, sans pour autant se couper des témoignages à l’historicité
moins évidente, ni de l’apport des mythes : le jeu d’allerretour entre témoignages
réels et fictifs s’avère toujours riche d’enseignements. Les textes anciens, enfin, auront
priorité sur la bibliographie moderne, pour d’évidentes contraintes de place.
L’espace du sacré, par opposition à l’espace profane, si on échappe jamais totale
ment au sacré en Grèce, est marqué par la pureté : on n’y entre pas sans remplir cer
taines conditions d’abstinence, sexuelle, alimentaire ou autre, ni sans s’asperger d’eau
lustrale. Certaines actions, tenues pour souillantes, y sont prohibées. Le siège même
de l’oracle et la confrontation avec le dieu exigent certainement une stricte ἁγνεία 11,
6.
Delphes, FH63 (Plu. Mor. 404a).
7.
Delphes, FL147 (Porph. Abst. 2.9), avec un prêtre au nom parlant, Episcopos (à moins qu’il ne
s’agisse d’un titre). Si cette condition n’est pas remplie, le sacrifice est οὐ θέμις. Voir aussi Delphes,
FL131, 146 et 147, et par ex. detienne (1998), p. 180184.
8.
lidonniCi (1995) et Girone (1998) (seule exception, []ως εἰ καθαρε[] : IC I.xvii 15, l. 1). La
maladie peut être vue comme naturelle, mais aussi comme la punition (divine ou démonique) d’une
faute. En même temps les règlements religieux des divinités médicales insistent de bonne heure sur
la pureté de l’âme : voir Chaniotis, ainsi que I. et A. PetroviC, dans ce volume.
9.
C’est une idée que je développe depuis un certain temps (bonneChere [2007], p. 145146), et que
je trouve corroborée par rudhardt (2008), p. 6668, puis avalisée, avec les réserves d’usage, par
Parker (2011), p. 14, n. 33.
10.
Selon la même méthode que S. Peels (2016), qui cerne le sens de ὅσιος par l’étude de lexèmes quasi
synonymes. Je rendrai par la suite eusebeia par piété, bien que « juste respect dans les relations avec
dieux » serait plus correct: Mikalson (2010), p. 140185.
11.
Les Euménides (A. Eu. 715716) menacent Apollon : s’il continue à protéger les meurtriers, son
oracle ne sera plus ἁγνόν.
Pierre Bonnechere
52
particulièrement perceptible dans les oracles par incubation 12. À l’instar de la prophé
tesse de Didymes, dont la vie est strictement réglementée, les prophètes et les consul
tants qui visent un contact avec la divinité sont soumis à une réelle discipline cathartique.
Les pèlerins qui désirent consulter Trophonios s’astreignent à une longue purification
qui agit tant sur le corps que sur l’âme 13. Elle seule permet le contact face à face avec
le dieu, exactement comme dans certains cultes à mystères, comme à Éleusis, ou dans
certaines mouvances du savoir et de la sagesse, chez les Éléates, les Pythagoriciens et
autres « Orphiques » 14. Cet aspect capital ne nous retiendra plus cependant : audelà de
la purification qui rend possible le contact entre les mondes, il faut décrypter ce que le
discours oraculaire luimême — un discours divin — nous apprend.
1. La pureté et l’impureté comme raison d’interroger l’oracle
1.1. Les textes épigraphiques
Si les consultations à des fins religieuses se taillent la part du lion pour les oracles
conservés par l’épigraphie, la moisson de textes concernant le pur, l’impur et leurs dangers
inhérents est maigre, même dans le nouveau corpus de Dodone 15. Cela n’empêche pas
l’oracle de jouer un rôle important, puisque c’est toujours sous la menace d’une crise
potentielle, imminente ou en cours, que les gens — rarement les États — interrogent
le dieu ou lui proposent une solution digne d’être approuvée sans hésitation. Les
rares cas sûrs, dépourvus de contexte, tournent autour de καθαρός, sur dix lamelles
au total. La lamelle 2381A (vie siècle) se lit sans difficulté : οὐ καθ<α>ρός 16. Trois
autres lamelles sont semblables, sinon que l’adjectif n’y est pas (ou plus) flanqué
d’une négation 17. Enfin une question pourrait se lire ἐ͂ α[…] μ̣ιαρά [], « Estce
qu’[Unetelle/telle chose] est porteuse d’une souillure ? » 18. Un contexte purificatoire
12.
Voir par ex. von ehrenheiM (2015) ; krauskoPf (2005); Paoletti (2004) ; sCullion (2005).
13.
bonneChere (2003), passim, part. p. 145157, 185190 et 273. Paus. 9.39.5 (τά τε ἄλλα καθαρεύει).
14.
Par ex. ustinova (2009), p. 177217.
15.
Selon nos estimations actuelles en fonction de l’édition de DVC (voir n. introductive), sept thèmes
épigraphiques sont bien représentés : les affaires religieuses proprement dites (ca 650 cas), la famille,
les métiers, les affaires d’argent, les voyages, la santé et les questions imprécisées. Les demandes
relatives à la religion comptent plus du double de cas que chacune des autres catégories. Ces chiffres
doivent être raffinés, mais ils changent drastiquement l’idée que l’on se faisait de la divination en
Grèce. À Dodone, les consultations politiques (au sens très large) se situent entre 1 et 2 %.
16.
« Untel (ou telle chose) n’estil (elle) pas ‘pur(e)’ ? »
17.
DVC 498 : [—] Κ̣AΘAPAΣ̣ [] ; DVC 4131B et 3920B pourraient se lire, respectivement, ἦ
[κ]αθ̣αρό[ς] (voire [κ]αθ̣αρά, autre lecture proposée par DVC : le facsimile n’indique rien après le
ρ), et κο̣θ̣<α>ρό̣ς. Cf. aussi DVC 2997 : αἰ ΚΑΤΑΡΙΕΣ, avec une confusion entre T et Θ : DVC
lisent καταρί(σε), mais c’est vraiment incertain. Ils citent en parallèle la lamelle 1475A, mais leur
interprétation semble forcée (τίνι<ς> κα θύω̣[ν γένοιτο] | ΑΚΑΡΟΟΣ). Pour une datation fiable
des lamelles, il faudra attendre la réédition finale.
18.
DVC 1263A : EΑ[.3. .] Μ̣IARA []. DVC 308A présente le texte Μ̣IΛNIOU ou Μ̣IΑ̣NIOU, écrit
en sens inverse sous une autre question. La lecture μιανῖ (ἢ) οὔ (lire μιανεῖ), soit : « seratil/elle une
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
53
est envisageable pour une question sur un sacrifice et des libations ‘chthoniennes’
[ μει]λίξοντα(ι) θύσαντες 19. L’absence d’ἄγος et ἐναγής répond à la quasiabsence
de questions relatives au φόνος ou à d’autres crimes graves, à Dodone comme dans
les autres oracles illustrés par une tradition épigraphique. En matière de sacré à Dodone,
c’est le vocable ἱαρός qui revient le plus souvent, mais sans davantage de contexte.
Un rapport direct ou indirect avec la pureté reste vraisemblable puisque la réponse
à la question « Telle chose estelle ἱαρός ? » permettra au consultant d’agir ὁσίως et
de ne pas encourir d’impureté 20. Dans un seul cas, plusieurs termes relatifs au sacré
et à la pureté sont conjoints, mais aucune interprétation d’ensemble ne me vient à
l’esprit 21. Une unique lamelle enfin concerne l’ἁγνεία, celle d’une jeune fille à la fin du
ive siècle : [Πε]ρ[ὶ] τῆς κόρ[ης] ἁ̣γ̣νεία(ς) πῶς κα ταύ|[τα] λ[ώ]ϊον καὶ ἄμεινον πράσ(σ)
οι, « à propos de l’ἁγνεία de la/ma fille, comment pourraitelle/il faire ces choses de
façon la meilleure et la plus avantageuse ? » 22. S’agitil de la chasteté de la jeune fille, de
sa conduite, des suites d’un viol, d’exigences rituelles pour une prêtrise ? Nous ne le
saurons jamais, non plus que l’identité du consultant, mais la question concerne assu
rément un problème de pureté pour lequel l’oracle apparaissait compétent 23. Comme
souvent, les lamelles de Dodone nous laissent sur une aporie, que nous pouvons ten
ter de combler par d’autres avenues.
cause de souillure (ou) non ? » est possible, encore que μιανῖ οὔ peut se comprendre comme tel :
« ne seratil/elle pas une source de souillure ? ».
19.
DVC 2979 : [ μει]λίξοντα(ι) θύσαντες | [][.]φράδας λώϊον θεὸν | [ θε]ῶι τίνι θύσα(ντ)ες |
[ Ἐπί]καδος̣ Ἐτούτα ΠΟΝ|[]ΑΦΟΝ ἐξέθεν. L’édition de la lamelle pose de nombreux pro
blèmes, et je ne tenterai pas de traduction. Le lien avec la pureté serait pourtant clair si l’on restituait,
à la ligne 2 [ἀπο]φράδας, « durant les jours néfastes » (l’antithèse de καθαραὶ ἡμέραι) : je dois cette
remarque à J.M. Carbon.
20.
Fautil consacrer l’argent sacré d’Athéna en totalité ou non : DVC 2409A. Voir aussi 1323A ; 3400A.
Telle chose estelle ἱαρός ? : DVC 1635B ; 3681B ; 4042A. Une série d’inscriptions comprennent
uniquement le terme « ἱαρόν », sans plus rien d’autre: DVC 1321B, 2706B, 3243A, 3490, 3594A,
3964, 3994A, 1791B (?). D’autres encore veulent savoir quel dieu prier à propos (de quelque chose)
de sacré : DVC 613A, DVC 1108A (texte difficile), ou d’un culte : DVC 487A.
21.
DVC 3871 : θεός τύχα· Χοιρίνα ἐρωτ[ῆι ]| Ε ἐπὶ τὸν ὄλβον τᾶς θεοῦ τὸ Τ[]| τᾶς ματρὸς
πότερα ὡς ὁσία[ν ]| [δ]όμεν ἱαρῶ ΤΟ[.]Σ̣Ο̣Ν[. .]Ν[.][].
22.
DVC 2473 ; sur la gauche, la lamelle a perdu un pli de taille incertaine. Les deux premières lettres de
la lecture ἁ̣γ̣νεία(ς) ont été abîmées dans le pli de la lamelle. La forme τῆς κόρ[ης] ionienne tranche
avec le κα mais est indiscutable. DVC 2432B comprendrait ἁ̣γ̣νᾶς, mais le texte doit sans doute être
revu (voir infra, n. 208).
23.
Vers 125 av. J.C., les Athéniens interrogent Delphes (FH66) à propos du sanctuaire des deux
déesses sur l’acropole. Il y est question d’usages ancestraux, d’une fondation, de prémices et de
quelque chose (d’inconnu) qualifié de ἁγνοῦ : IG II2 5006, l. 10. Pour une prêtresse reconnue par
Apollon pour son ἁγνεία, voir infra, p. 81. Pausanias (5.27.10 : καθάρσια; Delphes, FQ173) se fait
l’écho d’un oracle obtenu après la mort accidentelle d’un enfant qui s’est cogné la tête sur un tau
reau de bronze à Olympie. On est sur le point d’évacuer du sanctuaire la statue coupable, quand
Apollon fait savoir que « les sacrifices de purification habituels en Grèce en cas de meurtre invo
lontaire » sont suffisants. Authentique ou non, l’oracle reste instructif sur le fond.
54
Pierre Bonnechere
1.2. « Fléaux » et fautes diverses : littérature et réalité
L’implication oraculaire en matière de souillure semble pourtant profonde dès
qu’on ouvre les sources littéraires. Ainsi dans le contrejour tragique de l’Œdipe-roi (71
111), le héros, meurtrier de son père Laios, est luimême le μίασμα qui empoisonne
Thèbes 24 : il fait consulter Apollon par Créon, lequel revient avec les modalités du
καθαρμός 25. Dans un autre passage (789793), Œdipe, qui veut connaître l’identité
de ses parents qu’à l’époque il croit être Polybe et Méropé de Corinthe, revient de
Delphes sans avoir pu consulter Apollon. Ce refus de réponse est évidemment le
déclencheur de l’action dramatique, mais il est défendable aussi d’un point de vue
logique : par anticipation, le dieu refuse un oracle à quelqu’un dont il sait le destin
souillé de crimes abominables. Chez Héraclide de Lembos, au iie siècle av. J.C.,
l’Apollon de Didymes chasse les oligarques coupables du φόνος des Gergithai (un épi
sode de l’époque archaïque) : ils sont des personae non gratae en acte, comme l’Œdipe de
Sophocle l’est en puissance. De même les Crotoniates, pour avoir tué un suppliant à
l’autel — impiété catastrophique s’il en est — sont rejetés par le dieu qu’ils consultent
au sujet d’une fontaine qui verse du sang, clair présage de la destruction prochaine de
la cité souillée d’un ἄγος 26.
Les oracles littéraires sur les Labdacides jouent sur plusieurs tableaux en fonction
de leur rôle narratif. Dans les Phéniciennes, Laios d’abord a reçu à Delphes un oracle, lui
enjoignant de ne pas avoir d’enfant, faute de quoi il abîmerait toute sa maison dans le
sang, souillure des plus grave (1520) 27. À la fin de la pièce d’autre part, Œdipe révèle
l’accomplissement d’un autre oracle qu’il a reçu alors pourtant qu’il était souillé au
dernier degré, à propos de sa délivrance finale au bourg ἱερός de Colone (17031709).
Dans l’Œdipe à Colone (389412 et 603605), l’oracle qui prédit la destinée protectrice
du roi déchu au profit d’Athènes, comme un rachat posthume, est dit « ἀφ’ ἑστίας »,
de l’autel même d’Apollon à Delphes. La métonymie est forte, puisque c’est de cet
autel qu’était emprunté le feu le plus pur de la Grèce (ce qui renchérit sur l’ἁγνεία du
sanctuaire évoquée tout au début) 28. Sophocle multiplie par ailleurs les affirmations
24.
Delphes, FL19 (9699 : [Créon] ῎Ανωγεν ἡμᾶς Φοῖβος ἐμφανῶς ἄναξ μίασμα χῶρας ὡς τεθραμμένον
χθονὶ ἐν τῇδ’ ἐλαύνειν μηδ’ ἀνήκεστον τρέφειν. [Œdipe] Ποίῳ καθαρμῷ; τίς ὁ τρόπος τῆς ξυμφορᾶς;
241 : μίασμα ; 353 : Œdipe est, selon Tirésias, un μιάστωρ ἀνόσιος et ἀσεβής, le κακῶν κακός). Voir
Peels (2016), p. 8790.
25.
Même esprit dans l’oracle rendu à Alcméon (Delphes, FL40 ; Th. 2.102.56, μεμιασμένης ; Paus.
8.24.8, μίασμα ; schol. ad Luc. DMeretr. 12, p. 213 Rabe, ἄγος).
26.
Delphes, FQ123 (Ael. VH 3.43). Les Messéniens, selon Isocrate (6.31 ; Delphes, FQ18), sont
renvoyés par la pythie car leur question n’était pas juste : (« τοῖς μὲν οὐδὲν ἀνεῖλεν ὡς οὐ δικαίαν
ποιουμένοις τὴν αἴτησιν »). Corax est exclu par la pythie pour avoir tué Archiloque (Delphes, FQ58).
Idem pour Héraclès suite au meurtre d’Iphitos (Delphes, FL109). Voir aussi Xen. HG 3. 2.2123
(Delphes, FH2).
27.
Cf. A. Th. 742749, où Laios à trois reprises s’entend dire de ne pas engendrer.
28.
Par ex. Plu. Arist. 20.4 (annoncé dans un oracle par ailleurs).
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
55
sur la véridicité de cet oracle. L’endroit où disparaîtra Œdipe, le bois sacré des
Euménides, fait écho au tribunal d’Oreste 29.
D’emblée, ces considérations narratives mettent en évidence deux choses : le danger
d’abord de considérer les oracles littéraires dans l’absolu, comme s’ils appartenaient
à une tradition « inspirée » et canonique dont aucun auteur n’aurait pu s’éloigner. Au
contraire, ils ont, dans le récit, une fonction qui précise leur action et dont l’exégète
moderne doit tenir compte au premier chef. Ensuite, des oracles très différents les uns
des autres et rapportés pour une même consultation peuvent néanmoins satisfaire aux
mêmes exigences du point de vue de la tradition : ainsi les réponses reçues par Œdipe,
d’Eschyle à Euripide, sontelles pour la plupart contradictoires les unes par rapport
aux autres, mais elles n’en illustrent pas moins, au moment de leur énonciation, le
rapport privilégié et bien ordonné de Delphes avec la pureté 30.
Dans le domaine de l’imaginaire, la tradition littéraire offre une image très homo
gène de la souillure : les dieux omniscients révèlent par un fléau généralisé, preuve de
contagion civique, une faute à exhumer. Grâce à l’aide divine, les hommes découvrent
aussitôt la vérité, le fauteur et la solution. Ce genre d’oracles est presque toujours lié à
une situation de crise, parfois dévoilée contre toute attente lors d’une consultation sur
un autre sujet. Un rapide calcul identifie un peu plus de 100 consultations oraculaires
découlant d’un fléau 31, que les termes λ(ο)ιμός, νόσος ou apparentés y soient cités ou
non. Il est impossible ici d’analyser ce matériel, mais on y dénotera une fois encore les
29.
Dans les Choéphores (7884 ; 270296) et les Euménides d’Eschyle (799 ; 10381039), Apollon exige
d’Oreste le meurtre de sa mère (impureté ultime), dans le but de le renvoyer pour purification au
tribunal de l’Aréopage (Delphes, FL78 ; A. Eum. 2, et E. Or. 98, μίασμα). L’histoire est reprise par
Euripide dans l’IT, avec une indéniable force nouvelle. L’oracle d’Apollon promet à Oreste la déli
vrance s’il remet aux Athéniens la statue d’Artémis taurique. Tout au long de la pièce, Oreste évolue
dans un monde où pur et impur s’affrontent à tous les niveaux, du sacrifice humain à la purification
du matricide, et ce jusqu’à son évasion et l’intervention ex machina d’Athéna. En dernier lieu Peels
(2016), p. 177178. En contexte oraculaire, Oreste ne semble nommé ἐναγής qu’en de rares sources
tardives (comme Lib. Decl. 6.2.4548 et Nic. Dam. FGrH 90 F 25).
30.
Dans un oracle rapporté par Pausanias (10.6.67 ; Delphes, FL121), à propos d’une réélaboration
évhémériste de la fondation de Delphes, la pythie annonce qu’Apollon abattra Crios le brigand et
sera pour son crime purifié (ἁγιστεύειν) par des Crétois.
31.
Il y en a sans doute un peu plus, mais on ne pourra les repérer tous que lors de l’achèvement
de la base de données (voir n. 2). Le terme fléau couvre toutes les réalités de rupture sans qu’il
faille les détailler : sécheresse, famine, épidémie, guerre meurtrière, monstre ravageur, démon mal
faisant, etc. Cas historiques et imaginaires confondus : Ammon (3 cas) : SGO I, 08/01/01 ; Tac.
Hist. 5.3.1 ; Apollod. 2.4.3 et Ov. Met. 4.670672 et 5.1619. Claros (8 cas) : MS2, 4, 8, 9, 11, 15, 18,
Aristid. Or. 3.38. Delphes (78 cas) : FH68 ; FQ1, 3, 35, 48, 50, 53, 63a, 65, 79, 82, 83, 84, 95, 107,
113, 126, 132, 138, 146147, 161, 164a, 168, 170, 174, 182, 190, 196, 200, 209, 223, 229, 232b, 233 ;
FL6 (dans le futur), 15, 19, 42, 44, 45, 46, 65, 72, 88, 91, 92, 95, 98, 101, 103, 109, 123, 124, 125,
126, 128, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 138, 139, 140, 144, 145, 148, 153b, 154, 157, 159, 168, 169,
173 ; FF4, 7. Didymes (2 cas) : FH33, FQ45. Dodone (9 cas) : DVC 1042A (?), 1901A ; Lh13, 14 ;
Hdt. 9.9394 ; A. Pr. 655668 (dans le futur) ; Myrsilos FGrH 477 F 8 (4) ; Paus. 7.21.23 ; 8.28.56.
Trophonios (1 cas) : Paus. 9.40.12. Indéterminé (2 cas) : Didymes, FB1 ; instauration de l’arkteia
(oracle non précisé ; par ex. Harp. s.v. ἀρκτεῦσαι ; pour toutes les sources, voir bonneChere [1994],
56
Pierre Bonnechere
problèmes liés au vocabulaire. Certes on n’y trouve que rarement les termes relatifs à la
pureté, si ce n’est ceux de la famille d’ἱλάσκομαι ou de μειλίσσομαι, qui ne ressortissent
pas uniquement au domaine de la purification et qui nous retiendront brièvement
plus tard. Mais quand la cause du fléau est connue, —et elle peut varier d’un auteur à
l’autre,— on dénombre au minimum une vingtaine de cas mythiques de meurtre ou
de sang versé par exemple, la souillure par excellence 32.
Même le cas bien connu de la lapidation des Phocéens par les Agylléens, une
souillure qui cause l’affaiblissement du bétail et des hommes à l’endroit du crime, ne
comprend que le verbe ἐναγίζειν, somme toute assez peu marqué 33. Les causes d’un
fléau peuvent être involontaires ou non : ignorance, négligence, impiétés à divers
niveaux. Ainsi Mélanippe et Comaetho fontils l’amour dans le temple d’Artémis.
L’oracle d’Apollon, sur enquête des Patréens, dénonce les coupables et exige leur
immolation. Chaque année, par la suite, le plus bel éphèbe et la plus belle fille devront
être immolés jusqu’à l’arrivée d’Eurypyle et sa statue de Dionysosquirendfou,
laquelle permettra la mise en place d’un rituel adouci. La purification d’Athènes après
le fléau cylonien est réinventée par Diogène Laërce mais en tout point conforme aux
p. 3135). Certains cas sont des fléaux mineurs (absence de victoires, maladies personnelles, etc.) :
par ex. Delphes, FQ128 (μειλίσσεσθαι), 169.
32.
Claros : meurtre de python : apaisement par λοιβῇσιν τε μελικρήτοις (Claros, MS3). Delphes :
défaites romaines : tentatives d’apaiser les dieux (Delphes, FH48). Meurtre (ἄγος) du roi Hippoclos
de Chios : condamnation des meurtriers puis exil (Delphes, FQ24). Apaisement (μειλίξασθαι)
d’Archiloque assassiné, par Tettix, nécromant (ou héros ?) au Ténare (Delphes, FQ58 ; Ael. fr.
80). Viol de Cyané par son père (ἀσέβεια) : sacrifice humain (Delphes, FQ84). Meurtre d’Ésope
à Delphes : (ἐξ)ιλάσκεσθαι Αἴσωπον (Delphes, FQ107 ; Zen. 1.41, τὸ ἐπὶ Αἰσώπῳ μύσος). Mort
d’un métragyrte : ἱλάσκεσθαι (Delphes, FQ133). Colère de Déméter à Phigalie : ἱκετεία, χόλον
ἱλάσκεσθαι, instauration de rituels (Delphes, FQ182). Courroux d’Héra leucadienne : ἱλάσκεσθαι,
les Sybarites subiront trois catastrophes avant de connaître la réussite, i.e. la fondation de Thourioi
(Delphes, FQ186 ; Plu. Mor. 557c). Guerre du Péloponnèse : érection d’une statue de Calamis
(Delphes, FQ189) : parallèle avec Claros (voir infra, p. 5758) ? Siège de Véies : mauvais présages,
réparation d’une ἀσέβεια (Delphes, Q202). Athéna blessée par un homme : ἱλάσκεσθαι et érection
d’une statue (Delphes, FL13). Meurtre des enfants de Médée : ἄγος, ἱλάσκεσθαι et rituels annuels
(Delphes, FL35). Meurtre d’Androgée : ἱλάσκεσθαι, sacrifices humains (Thésée et le Minotaure)
(Delphes, FL45). Fléau à Athènes (causes diverses) : ἱλάσκεσθαι Zeus et honorer Éaque d’un
culte (Delphes, FL46). Retour des Héraclides : ἱλάσκεσθαι, honorer Apollon Carneios (Delphes,
FL6465). Meurtre de Psamathe et Linos : ἱλάσκεσθαι (Delphes, L92). Sparte, fléau : ’Eξιλάσκεσθαι
τοὺς Τεύκρων δαίμονας (Delphes, FL98). Bouphonies : meurtrier d’un bœuf (ἐναγής et ἀσεβεῖν),
expiation par l’instauration des bouphonies (Delphes, FL136). Suicide de Charila : ἱλάσκεσθαι
παρθένον αὐτοθάνατον (Delphes, FL140). Daimōn de Témésa : ἱλάσκεσθαι le fantôme du marin
d’Ulysse, construire un temple et offrir la plus belle fille au démon, une nuit tous les ans (Delphes,
FL156). Vierges locriennes : viol de Cassandre, suppliante, et envoi de deux jeunes filles par an,
pour ἐξιλάσασθαι la déesse/ἱκετεύειν (Delphes, FL157). Dodone : Ἱκετεία du prêtre de Dionysos,
sacrifice humain (Paus. 7.21.23). Indéterminé : meurtre de l’ourse à Brauron, punitions diverses
(sacrifice humain, expiation, rituels de remplacement) : par ex. Suda s.v. ἔμβαρός εἰμι. Ἱλάσκεσθαι
est présent dans Claros, MS14 (SGO II, 09/01/01, l. 2 ; LSAM 6 ; I.Kios 19), mais l’inscription est
fragmentaire.
33.
Delphes, FQ113 (Hdt. 1.167) ; idem pour Delphes, FL91 et 138 ; Dodone (Philostr. Her. 53.8).
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
57
mentalités : « Les Athéniens étant alors victimes d’un fléau et, la pythie leur ayant
conseillé de faire purifier la ville, ils envoyèrent Nicias […] en Crète, pour ramener
Épiménide, (qui) purifia (ἐκάθηρεν) la ville et mit fin au fléau 34. » Néanthe de Cyzique
y avait ajouté le topos des victimes humaines : la plupart des mythes de sacrifices
humains se trouvent coulés dans une histoire de souillure civique qui plonge la cité
dans le loimos, et qu’un sacrifice de substitution, assorti d’un rituel permanent presque
toujours lié à la sphère du mariage des jeunes gens, permet de dépasser. Ces oracles
post eventum sont un modèle idéal pour les oracles puisque les maux, en grande partie
le fruit d’impuretés, sont une invitation à reconnaître la valeur des normes en place 35.
Dans la vraie vie cependant, les dieux ne peuvent devenir menaçants qu’une fois
la souillure découverte et rendue publique 36. Le schéma qu’on trouve dans les consul
tations imaginaires est toutefois présent dans la vie des cités, même s’il y est rare. Faute
de contexte connu, on ignore d’habitude si l’oracle mentionné dans une inscription a
pu être motivé par une circonstance particulière, un signe, un fléau, voire un prodige 37.
La purification de Délos, en 426 av. J.C., « pour obéir à quelque oracle », est
un problème épineux. Diodore, qui de toute évidence construit sur Thucydide, relie
l’événement à la grande peste, dans un lien causal que l’Athénien n’a jamais posé, et
qui prouve qu’un récit est toujours susceptible de réélaboration. La mesure, religieuse,
s’accompagne du renouveau d’une fête quadriennale. En 422421 av. J.C., Athènes,
toujours mue sembletil par des raisons de purification tout aussi imprécisables,
expulse tous les Déliens, mais une série de revers militaires la conduisent à l’Apollon
de Delphes, lequel reconduit les Déliens sur leur île 38.
Pour le iie siècle de notre ère, nous possédons la série des oracles de Claros, qui
excelle dans le traitement des fléaux/épidémies, selon des méthodes en partie héritées
des siècles antérieurs 39. Un λοιμός/νόσος provoque la consultation 40, dont la cause
34.
Delphes, FQ65 (D.L. 1.10.110).
35.
bonneChere (1994), p. 21225 et passim ; bonneChere (2009) ; huGhes (1991), p. 71138.
36.
En général, voir arnaoutoGlou (1993), p. 114131 ; bendlin (2007), p. 184186 ; Parker (1996)
[1983], p. 103107.
37.
Comme on l’a supposé par exemple (boWden [2005], p. 125129), pour la réponse delphique sur les
prémices au sanctuaire d’Éleusis (Delphes, FH9 ; IG I3 78). Dans son discours contre Ctésiphon (130),
Eschine fustige le mépris affiché par Démosthène face aux avertissements divins. Dans le contexte
de la 4e guerre sacrée, suite à la mort de certains initiés lors des mystères, un nommé Aminiadès
avait sommé l’assemblée de consulter la pythie, ce à quoi Démosthène aurait objecté son célèbre
« la pythie philippise » (aussi Plu. Dem. 19.1 et 20.1 ; Cic. Div. 2.57.118).
38.
Delphes, FH8 (Th. 5.32.1 ; voir aussi Th. 1.8.1 [Δήλου γὰρ καθαιρομένης ὑπὸ Ἀθηναίων] ; 3.104 ;
5.1 ; D.S. 58.6). Je renvoie à boWden (2005), p. 111113 et broCk (1996), p. 321327. Le fait que
Thucydide précise l’origine pythique de l’oracle de 421 laisse à penser que l’oracle initial pourrait
provenir d’une autre source, peutêtre chresmologique.
39.
Voir déjà Parker (1996) [1983], p. 275.
40.
Claros, MS2 (Pergame ; SGO I, 06/02/01), λοιμός/νό(ῦ)σος ; MS4 (Hiérapolis ; SGO I, 02/12/01),
λοιμός, μειλίσσειν ; MS8 (Césarée Trocetta [ouest de Sardes] ; SGO I, 04/01/01), λοιμός, πῆμα ;
MS9 (Callipolis ; I.Sestos 11), ἄχος λοιμός, πῆμα ; MS11 (Éphèse ou ville de l’Hermos ; SGO I,
58
Pierre Bonnechere
divine est rarement indiquée 41. Habituellement, il faut élever la statue d’un Apollon
apotropaïque devant les portes, prier, chanter des hymnes, offrir sacrifices et libations.
Même s’il s’agit de purifications majeures, le vocabulaire toutefois n’y soutient que
très peu le propos pourtant clairement cathartique. Fautil chercher une explication
précise à cette floraison antonine d’oracles, comme la recrudescence de maladies ou
de fléaux graves ? Ou les mentalités avaientelles évolué pour mettre alors l’accent
sur la protection divine ? La concentration de ce type d’oracles dans un sanctuaire
unique reste assez mystérieuse : l’idée d’une « spécialisation » a pu être avancée, mais
l’Antiquité grecque ne me semble qu’avoir peu connu la division logique du travail
divin et, dans le cas d’un siècle de calamités tel qu’il transparaîtrait à travers les réponses
clariennes, on aurait sans doute gardé trace d’interventions dans d’autres sanctuaires
oraculaires. En ce sens, la furie curative de l’Apollon de Claros pourrait aussi être un
« revival » des temps anciens, avec une mise en évidence des aspects apotropaïques et
cathartiques de l’Apollon archaïque, à l’image du dieu au chant I de l’Iliade 42.
Toutefois, quelque part entre le ive et le iiie siècle, en écho au mythe d’Œdipe,
les Dodonéens demandent très explicitement à leur propre oracle : ἦ δι’ ἀνθρώ|που
τινός ἀκαθαρτίαν ὁ θεὸς | τὸ<ν> χειμῶνα παρέχει, « si c’est à cause de l’impureté de
quelque individu que le dieu envoie les intempéries » 43. C’est la seule consultation en
Grèce où le substantif ἀκαθαρτία (var. de ἀκαθαρσία) est utilisé 44. Comment l’oracle
réponditil à pareille demande, quand le personnel n’avait aucune possibilité de
connaître la solution, à l’inverse de l’oracle omniscient du monde imaginaire ? Selon
toute vraisemblance, il dut entériner ou proposer une purification expiatoire. Un autre
consultant (public ou privé ?) aurait tourné sa question selon une autre formulation
très répandue, à Dodone et ailleurs : περ’ ἀνυδρία̣(ς) Υ[ τίνι] κα̣ θε[ῶ]ν ε̣ὐχ[όμενος |
ι ] ; « à propos de la sécheresse, [Untel demande à Zeus] auquel des dieux adresser
des prières [] » 45. L’absence d’ἀκαθαρσία, ou d’un synonyme, n’est pas outre
mesure significative, en fonction du contexte : une sécheresse implique un sentiment
03/02/01), λοιμός, πῆμα ; MS15 (Syedra ; SGO IV, 18/19/01), pirates ; MS18 (Odessos, IGBulg. I.2
224), λοιμός ; aussi Aristid. Or. 3.38, séismes répétés.
41.
Une exception avec Claros, MS4 (SGO I, 02/12/01, l. 1), mais sans lien avec l’histoire récente : la
colère de Gé à cause du sang versé de Python.
42.
Sur l’Apollon de Claros, voir busine (2005).
43.
Certains signes, atmosphériques ou célestes notamment, peuvent en effet traduire l’irritation
divine, à laquelle on cherche une explication. Le sérieux Polybe (36.17) réserve la consultation de
l’oracle pour certains problèmes graves : pluie ou neige ininterrompue, destruction des récoltes par
la sécheresse ou le gel, ravages persistants d’une maladie ou d’autres choses semblables.
44.
Dodone, Lh14. Sur ἀκαθαρτία, voir Parker (1996) [1983], p. 214.
45.
DVC 1901A (texte difficile à lire). L’expression τίνι] κα̣ θε[ῶ]ν ε̣ὐχ[όμενοι, est assurée : voir les index
de DVC s.v. τίς, p. 587591. Un dernier texte de Dodone remonte au vie s., et semblerait mentionner
une consultation (probablement privée) suite à un incendie ou une sécheresse, mais le texte est
trop laconique pour être d’interprétation sûre (Dodone, DVC 1042A) : τοῦ Γενεοῦ | φλευ(σ)μός.
É. Lhôte, DOL (communication personnelle), a réédité comme suit: τοῦ γένεου φλευ(σ)μός, soit « à
propos de l'inflammation de sa mâchoire ».
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
59
de déséquilibre entre les sphères divine et humaine, dont la souillure peut être, en
certains cas, le principal agent responsable 46. La rareté de ce type de consultation, dans
la masse maintenant considérable des oracles épigraphiques, tranche singulièrement
avec l’abondance des témoignages littéraires qui, relatant des consultations longtemps
après les faits, regorgent de questions sur les affaires de meurtres, morts injustes et
autres disparitions 47.
La question posée par une cité sur l’ἀκαθαρσία 48 fait référence à la réalité tout
hésiodique d’un individu qui attire, par sa seule conduite, la punition divine sur toute
la communauté, posant ainsi le problème de la responsabilité personnelle et collective,
intimement associées 49. À mes yeux, cette question posée à Dodone pourrait très bien
concerner les magistrats, tant les Grecs ont tendance à rendre responsable d’un λοιμός
la personne qui exerce le pouvoir, le roi hésiodique et par la suite les citoyens élus 50.
Cette conception, discrète sans doute mais bien réelle, est présente dans la Constitution
d’Athènes (43.4). Les prytanes « affichent aussi les assemblées ; l’une, principale, où il
est obligatoire de voter (1) si les magistrats paraissent bien remplir leur charge, et (2)
de délibérer des questions περὶ σίτου (au sujet du grain) et (3) περὶ φυλακῆς τῆς χώρας
(au sujet de la sauvegarde de la cité) ». La lecture politique de ce passage (malversation,
approvisionnement, opérations militaires), certes correcte, n’oblitère en rien une
lecture religieuse mise en lumière par trois inscriptions publiques de Dodone, des
ve et ive siècles 51. De part et d’autre, on dénote la peur d’une mauvaise gestion des
magistrats, laquelle pourrait déboucher sur une crise politique au sens plein du terme,
que nous distinguons souvent, et à tort, du religieux.
46.
Voir Dodone, DVC 2519B : [θε]ὸ̣ς̣ τύχα ἀγαθά· ἐ[π]ερωτ(ῶ)ν|[τ]ι Δ<ι>ωδωναῖοι Δία Νάϊον καὶ
Δ[ιών]α|[ν ἦ ἐ]ν τῶι δρυῒ σαμῆον ἔστι, « Dieu. Bonne Fortune. Les Dodonéens demandent à Zeus
Naios et à Diona [s’il] y a un signe dans le chêne ». Seraitce la menace d’un fléau ? L’absence de
contexte mine toute certitude. Le terme « signe » n’est pas rare dans les inscriptions oraculaires et
mériterait un examen approfondi en fonction de chaque contexte (voir n. 8485).
47.
Johnston (2005).
48.
Sur καθαρός, rudhardt (1992) [1958], p. 5051 et 163168 (souillure matérielle et morale).
49.
Hes. Op. 225247, surtout 242243 ; Parker (1996) [1983], p. 266. Une autre lamelle pourrait
attester d’une consultation semblable (Dodone, Lh13, avec particularités dialectales, notamment ἐν
+ acc.), mais malheureusement, le texte est lacunaire: [λοιμ]ός, et on aurait tort de forcer la lecture :
Ἐπ̣ερωτέοντι | []εσμαῖοι ἦ ’στι αὐτοῖς | [λιμ ou λοιμ]ὸς (?) ἐν τὰν αὐτῶ̣ν [χώραν ou πόλιν] ; (« Les
[…]esmaioi demandent s’il est pour eux un/e [famine/fléau] dans leur [pays/cité] »).
50.
Voir Parker (1996) [1983], p. 265271 ; sur cet aspect chez Sophocle, voir PetroviC – PetroviC
(2016), p. 175182.
51.
Dodone, Lh1 (Corcyre), 2 (Corcyre et Oryciens : [Θ]εός. Ἐπικοινῶνται τοὶ Κορκυ|ραῖοι καὶ τοὶ
Ὠρίκιοι τῶι Διὶ τῶι Ναί|ωι καὶ τᾶι Διώναι τίνι κα θεῶν ἢ ἠ|ρώων θύοντες καὶ εὐχόμενοι τὰ|ν πόλιν
κάλλιστα οἰκεῦεγ καὶ ἀσφα|λέστατα καὶ εὐκαρπία σφιν καὶ πο|λυκαρπία τελέθοι καὶ κατόνασις παν|τὸς
τὠγαθοῦ καρποῦ) et 6A (Héraclée de Lucanie). bonneChere 2014. Voir encore l’oracle de Gryneion
(voir infra, n. 87) et de Claros, MS13 (SGO II, 09/06/01). Sur les magistrats qui pourraient faire
l’objet de malédictions publiques pour mauvaise gestion, voir Parker (1996) [1983], p. 193 (Téos,
vers 470 av. J.C.) ; voir aussi Nomima 1, p. 104105.
Pierre Bonnechere
60
Derrière ces questions très générales transparaît une conduite destinée à éviter
les conséquences néfastes d’un acte malvenu. Le fléau, littéraire ou réel, apparaît donc
en partie dû à la négligence coupable des cités à ne pas rechercher plus activement
d’éventuels responsables, comme dans le cas mythique de la Thèbes de Laios 52. La
quête des coupables toutefois a disparu dans les oracles clariens, une particularité
pour le moment inexplicable.
Il faut introduire ici le débat sur des tétralogies d’Antiphon, qui lient le meurtre à
une souillure que la cité devrait éradiquer sous peine d’être gravement punie : « Voilà
ce qui produit les mauvaises récoltes et fait échouer ce qu’on entreprend. » Un débat
oppose les tenants d’une argumentation selon laquelle, dans les discours « réels » du
corpus rhétorique, cette notion de souillure n’apparaît quasiment pas, et les tenants
d’une lecture religieuse. Le texte de Dodone, qui parle de mauvais temps, invite à
reconsidérer le discours d’un orateur en fonction de la corde qu’il faisait vibrer dans
tel ou tel cas précis. En tous les cas, le scepticisme qui rejette en bloc toute allusion à la
souillure dans le seul registre du pathos rhétorique, même si celuici est parfois évident,
est clairement abusif, d’autant qu’Antiphon élabore ses arguments dans la pensée tra
ditionnelle qui anime aussi les oracles 53.
Trois problèmes annexes pour terminer cette section. (1) La « sorcellerie » est
toujours ambiguë, en contexte oraculaire comme dans la vie. Un mauvais sort, une
possession, un empoisonnement ou encore la vengeance d’une divinité qui déclenchent
une « maladie » peuvent avoir un lien direct avec l’impureté 54. Ainsi Héraclès, coupable
de meurtre, doitil passer par une purification (καθαίρεσθαι), mais comme il ne peut se
débarrasser de sa maladie (νόσος), il recourt à l’oracle, qui déclenche une intervention
divine salvatrice 55. Les cas de consultation à propos de φάρμακα sont cependant très
rares pour une société où ces usages semblent fréquents, en fonction par exemple du
nombre de défixions, et encore les consultants ne demandentils jamais quel sort leur
a été jeté, mais si un sort a été lancé 56 : l’essentiel sans doute estil moins de connaître
le sort que d’être fixé afin de tenter un contresort 57. (2) Un mot ensuite sur les
« inscriptions de confession », concentrées en Lydie et en Phrygie du ier au iiie siècle.
52.
Résumé dans bendlin (2007), p. 184185.
53.
Citation : 2.1.10 ; aussi 3.2.11. Antiphon (5.8283) joue luimême sur l’argument hésiodique avant
de le renverser sur le même thème de la piété (5.91). En dernier lieu eCk (2012), p. 231259. Voir
n. 131 et 137.
54.
Voir surtout eidinoW (2007) ; Chaniotis (1995) ; Parker (1996) [1983], p. 207234.
55.
Delphes, FL109 ; D.S. 4.31.5.
56.
Dodone, DVC 272A (un nauclère s’inquiète d’être tourmenté ὑπὸ φαρμάκων), 962B (Parmis
interroge [περὶ] φαρμάκων̣) et 452A (une famille atelle été victime d’un sort/philtre ?) / Lh125bis
(tous trois du ive s.) ; Dodone, Lh125 (ive ou iiie s. : sur l’éventuelle administration d’un sort/
philtre). Sortes Astrampsychi : steWart (2001), p. 12, question 91 (avec 10 réponses possibles, dans 10
décades différentes) : εἰ πεφαρμάκωμαι ; (« aije subi un sort / aije été empoisonné ? »). Voir n. 54.
57.
Seul un oracle clarien du iie s. ap. J.C., jusqu’à présent, se risque dans cette voie, mais l’argument
du silence est dangereux : Claros, MS11 (SGO I, 03/02/01).
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
61
Elles sont un développement inédit des pratiques divinatoires, puisque le malheur
qui frappe un individu ou ses proches, tels un accident, une maladie, une faillite, etc.,
y est perçu comme le signe d’une punition divine pour une faute à découvrir, par
fois religieuse parfois non, mais toujours liée à la transgression des règles établies :
par ex. un parjure qui, impur, s’est approché des autels, un autre individu qui s’est
vu désigner comme impur par un oracle, ou des coupables de sacrilège 58. Certaines
malédictions publiques faites par les prêtres à la demande de gens qui s’estiment
lésés pouvaient aussi, tôt ou tard, amener le coupable « puni » par les dieux, voire ses
descendants, à faire amende honorable 59. Le côté narratif de ces textes, qui dépassent
le genre oraculaire proprement dit, les rend assez fascinants, mais ils sortent du cadre
de cette étude. Gardons toutefois à l’esprit que les sanctuaires et les prêtres de ces
régions jouaient un rôle important dans le respect de la piété et de la justice locales, un
parallèle qui se révélera intéressant par la suite. (3) Une dernière remarque enfin sur la
καθιέρωσις, ou consécration d’une ville à sa divinité tutélaire, le plus souvent signifiée
par un oracle réputé, Delphes ou Didymes, lors des demandes d’asylie d’époque
hellénistique 60. Cette intervention, qui débouchait sur la formule « que la cité/le
sanctuaire soit ἱερὸς καὶ ἄσυλος 61 », témoigne du grand pouvoir moral de l’oracle.
Même si elle n’est qu’indirectement liée aux questions de pureté et d’impureté (parce
qu’un contrevenant deviendrait automatiquement ἀνόσιος), elle démontre combien
les oracles travaillent en synergie avec les πάτρια, la mythologie locale et la politique
internationale, dans un cercle typique de renforcement des valeurs que nous venons de
mettre en lumière dans les inscriptions « de confession ». À propos de la consécration
(τῆς χώρας καθιερωθείσης) et de l’asylie de Milet, à l’occasion de la transformation des
jeux didyméens en concours stéphanites, entre 218 et 205 av. J.C., ainsi raisonne le
démos de Cos : (1) Milet mène les fêtes selon les πάτρια, (2) la cité est l’endroit béni de
58.
Par ex. PetZl (1994), n◦ 120 (parjure, une impureté très grave) ; n◦ 98 (oracle) ; n◦ 7 (sacrilège volon
taire), n◦ 8 et 76 (sacrilèges involontaires).
59.
La procédure est ensuite consignée par écrit et exposée dans le sanctuaire. Voir PetZl (1994) ;
Chaniotis (2004) ; en dernier lieu belayChe (2012), p. 319342 (avec bibl.). Les défixions sont une
autre facette du phénomène, puisqu’on soupçonne être victime d’un mauvais sort quand la vie
s’acharne tout d’un coup.
60.
Delphes, FH45 : cité inconnue d’Asie Mineure (?), riGsby (1996), no 107, l. 28 (I.Magnesia 58) ;
Tralles, riGsby (1996), no 129, l. 18 (I.Magnesia 85) ; Antioche de Pisidie [?] : κ]α[θιέρωσιν (I.Magnesia
7980, l. 19), restitution refusée par riGsby 1996, no 125. On trouve aussi ἀνιεροῦν dans le même
sens de « consacrer » (Delphes, FH45 : Ithaque, riGsby [1996], no 86 / I.Magnesia 36, l. 17). Sur
le dossier de l’asylie du Ptoion et de Lébadée (IG VII 41354136), précédée par une consécration
(4136, l. 13 : ἀνθέμεν) endossée par l’oracle de Trophonios, voir riGsby (1996), p. 5967 et 8183.
61.
En général : un ἱερόν est déclaré ἄσυλον ; une ville ou une région est déclarée ἱερὰ καὶ ἄσυλον. À la
suite de L. Robert, on établit une distinction logique : les sanctuaires extra muros requièrent l’asylie
pour eux seuls, et ceux qui sont abrités dans la ville demandent l’asylie de la cité ou du territoire,
avec peu d’exceptions. riGsby (1996), p. 2021. Delphes, FH42 (Smyrne, 246 ou 242) : τὰν πόλιν τῶν
Σμυρναίων [ἱε]ρὰν καὶ ἄσυλον εἶμεν. Delphes, FH43 (AntiocheAlabanda, ca 210200) : l’inscription
de Delphes (riGsby (1996), no 163 / FD III.4 163, l. 2325) dit τὰν μὲν πόλιν τὰν ᾿Αντιοχέων καὶ τὰν
χώραν ἀναδεικνύει ἄσυλον καὶ ἱερά, quand la version athénienne (riGsby [1996], no 162 / osborne
[1981], D95, l. 2123) parle de καθιερωμένην […] καὶ ἄσυλον.
62
Pierre Bonnechere
l’union de Zeus et Léto, (3) et le siège de l’oracle d’Apollon (ce qui implique la pureté
intrinsèque du lieu). (4) Tout ceci a amené bien des villes et parmi les plus puissants
souverains à considérer la cité comme « sacrée » de leur plein gré, en reconnaissance
au dieu et à la cité (5) et enfin suite à plusieurs oracles 62.
1.3. Les oracles et les règlements religieux relatifs à la pureté
À côté des recours à l’oracle pour les cas précis, les Grecs pouvaient suivre une
conduite proactive, et faire avaliser par le dieu des règlements rituels, relatifs aux
codes de pureté. Cet usage toutefois ne semble pas avoir été très répandu 63. L’oracle
de Didymes, dès le vie siècle, se prononce sur les rites et les interdictions dans un
sanctuaire d’Héraclès 64. Très incertaine dans le détail 65, l’injonction demeure claire :
[Περ]ὶ̣ τὠρακλέ[ος —] | θεὸς ἐ͂πεν, suivie de réglementations diverses, dont une inter
diction alimentaire.
La grande « loi cathartique » de Cyrène aurait été l’objet d’une consultation per se 66.
Gravée à la fin du ive siècle av. J.C., sa langue et certaines de ses particularités rituelles
seraient antérieures, sans qu’il soit possible d’en préciser la date 67 : [᾿Α]π̣όλλων ἔχρη[σε·
| ἐς ἀ]ε̣ὶ καθαρμοῖς καὶ ἁγνηίαις κα̣[ὶ δε|κατ]ήιαις χρειμένος τὰν Λεβύαν οἰκ̣[έν] 68,
« Apollon a rendu un oracle : (les Cyrénéens) habiteront en Libye en se conformant
pour toujours (?) » aux purifications, aux abstinences et [aux dîmes] 69. Assez obscur,
le règlement norme les usages en matière de pureté et de purification à Cyrène, et son
62.
Didymes, FH10 (riGsby [1996], p. 174175 / Syll.3 590).
63.
Ce n’est guère une surprise puisque les règlements religieux sont la plupart du temps la transcription
d’usages auxquels les habitants se conformaient. La consultation d’un oracle pouvait s’avérer
nécessaire en cas de conflit, d’interprétation, d’addition ou de transformation. Encore fautil tenir
compte de ce qu’on ne notait peutêtre pas tous les recours à l’oracle dans les inscriptions, et que
bien des inscriptions sont mutilées.
64.
Didymes, FH3 (fragmentaire) : [Περ]ὶ̣ τὠρακλέ[ος ]| θεὸς ἐ͂πεν· Γυν|[α]ῖκας̣ ἐς τὠρακ[λέος ]|
λ̣αχάνων [ο]ὐ [β|ρ]ῶσις· γυναι []| ω̣ν ἔσιν []| [γ]υνή [].
65.
fontenrose (1988) ad H3, par exemple, parle d’une interdiction rituelle des femmes, mais la phrase
γυν|[α]ῖκας̣ ἐς τὠρακ[λέος n’est peutêtre pas à interpréter aussi drastiquement, puisqu’on parle
encore d’une [γ]υνή par la suite.
66.
On alléguera sans doute la grande ῥήτρα de Lycurgue (Delphes, FQ7), mais ce document est un
apocryphe anachronique. Les plus anciennes lois gravées ne prennent jamais la forme d’un long
code cohérent, et qui plus est fondé sur un oracle « spontané » de la pythie. Depuis Hérodote
toutefois, les Grecs liaient les lois de Lycurgue à une inspiration divine directe. Pour l’application
de la rhètra, Lycurgue aurait immédiatement posé une question à la pythie (Delphes, FQ8). Même
si Fontenrose présume cet oracle « probably genuine in its simplest form » (i.e. la version de Xen.
Lac. 8.5), c’est sans doute un autre apocryphe forgé à partir d’une question oraculaire type : « il est
meilleur en toute chose d’obéir à ces lois ». Voir infra, p. 7273.
67.
Delphes, FH26. dobias-lalou (2000), p. 297. rhodes – osborne (2003), n◦ 97, p. 500502.
68.
rhodes – osborne (2003), n◦ 97, A, l. 13.
69.
Pour les autres restitutions, voir dobias-lalou (2000), p. 302303, qui a opté pour la version de
Defradas ([δεκατ]ήιαις).
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
63
intention et sa logique sont évidentes. Sa relation avec l’oracle, par contre, n’est pas
sans zone d’ombres. Le μαντεῖον émetteur d’abord, n’est pas cité. On pense à l’Apollon
pythique précisément parce qu’il n’est pas spécifié, et en fonction des liens qui, dans
toute la tradition littéraire et mythique, unissent Cyrène à Delphes 70. L’expression
[᾿Α]π̣όλλων ἔχρη[σε] ne serait pas inhabituelle si la mention du dieu s’était accompagnée
d’un bref texte explicatif, reprenant soit le contexte, soit la question posée 71. En ce
sens, cet « oracle » gravé demeure unique en son genre. S’agitil d’une création lors
d’un événement précis, ou de la refonte d’un règlement, ou encore d’une réédition ?
Peutêtre ce texte ancien, qui passait sûrement pour vénérable, n’atil été que sur le
tard attribué à Apollon, comme le fameux serment des fondateurs de Cyrène, rattaché
à un oracle spontané (donc apocryphe) et quasi contemporain 72 ? Peu importe car, dès
avant 300 av. J.C., les gens de Cyrène croyaient fermement à l’intervention oraculaire.
Il est évident que chaque article avait fait l’objet d’un grand soin dans son élaboration
à Cyrène même avant d’être « soumis au dieu ». Et il est plus intéressant encore d’y
voir l’oracle envisager d’autres consultations oraculaires dans les cas difficiles 73.
Quoi qu’il en soit, l’oracle n’a ni composé les articles, ni scruté leurs détails 74 : il
a appuyé le règlement d’un bloc. Originaire de Delphes ou d’ailleurs, fictif ou réel, ce
70.
Selon rhodes – osborne (2003), no 97, p. 501, l’Apollon est bien delphique : cette confiance
demeure abusive. Sur la tradition, CalaMe (2011) [1996] est magistral.
71.
La liste est longue, voir par ex. : Delphes, FH24 (IG II2 4969 ; jardin de Démon, ca 350 av. J.C.) ;
Delphes [?], FH74 (Arch. Eph. 1952, p. 40 ; Paros, ca 350325) ; Delphes, FH38 (FD III.3 342 et
IG XI.4 1298 ; Cyzique, début iiie s. av. J.C.) ; Delphes, FH47 (IG XII.9 213, l. 34 ; Érétrie, fin
iiie s. av. J.C.) ; Didymes, FH5 (Milet I.3 33f, l. 514 ; 33g, l. 14, 1112 ; Milet, 228227 av. J.C.) ;
Delphes [?], FH54 (IG XII.3 248 ; Anaphe, iie s. av. J.C.) ; Didymes, FH14 (I.Didyma 132 ; ca 150
100) ; Gryneion, JHS 74 (1954), no 21 (Imbros, ép. hellénistique) ; Delphes, FH61 (SGDI 2971 ;
ier s. ap. J.C.), et de nombreuses inscriptions postérieures, notamment à Didymes. Même lorsque
l’inscription est laconique, le texte est davantage explicatif : par ex. Delphes, FH39 (FD III.3 343 ;
iie s. av. J.C.) ; Delphes (REG 108 [1995], p. 723 [Callatis, iiie s. av. J.C.], pas dans fontenrose
[1978]). Pour régler le problème à Cyrène, on peut imaginer une pierre aujourd’hui disparue mais
c’est une solution de facilité.
72.
Déjà Parker (1996) [1983], p. 140141, dont les intuitions sont largement confirmées par la
recherche actuelle sur la divination grecque. Sur le « serment des fondateurs », voir surtout CalaMe
(2011) [1996], p. 236241 (avec bibl.). Dans un autre règlement religieux, à Philadelphie (LSAM 20,
ier s. av. J.C.), il n’est pas question d’oracle, mais le texte (l. 1214) dit : δέδωκεν ὁ Ζεὺς παραγγέλ[ματα
τούς τε ἁ]|γνισμοὺς καὶ τοὺς καθαρμοὺς κ[αὶ τὰ μυστήρια ἐπι]|τελεῖν κατά τε τὰ πάτρια καὶ ὡς νῦν
[γέγραπται], « Zeus a donné des instructions sur l’accomplissement des purifications, des expiations
et des mystères, en accord avec les πάτρια, et désormais [mis par écrit …] ». Oraculaires ou non, ces
ordres de Zeus sont présentés comme une révélation directe ou une tradition endossée par Zeus.
73.
rhodes – osborne (2003), n◦ 97, B, §18. L’explicitation d’une réponse oraculaire par une autre
question est pratique courante (bonneChere [2010] et [2013b]), mais le cas du sanctuaire qui pré
voit de luimême le recours à ses services dans le futur (voire ceux d’un autre oracle) est moins
fréquent, du moins avant l’époque romaine.
74.
L’autre grande loi cathartique du monde grec, à Sélinonte, a perdu ses premières lignes, si bien qu’un
éventuel recours à l’oracle restera à jamais incertain, même s’il est très improbable en fonction de
la disposition des textes, pace JaMeson – Jordan – kotansky (1993), p. 5859.
64
Pierre Bonnechere
texte prouve toute l’intrication de l’oracle avec le pur, l’impur et les modalités pratiques
de purification. Il authentifie, en quelque sorte, toutes les implications oraculaires en
mode mineur dont il sera question par la suite. Notons enfin l’accord du règlement,
transformé en oracle car authentifié par le dieu — d’où l’entête ᾿Απ̣όλλων ἔχρησε, et
non pas ἔδοξεν τᾶι βουλᾶι καὶ τῶι δάμωι — avec la loi locale en matière de sacrifices
(le νόμος : l. 26, 31 et 73).
2. La pureté dans le discours mantique (I) : l’oracle entre
piété, justice et tradition
Si les implications directes de l’oracle dans la régulation de la pureté sont relati
vement rares, certains concepts, très présents dans les réponses oraculaires, comme
la supplication, la justice ou la piété, sont inextricablement mêlés au pur et à l’impur.
2.1. La propitiation (ἱλάσκεσθαι) et l’ hikesia
Les Grecs attentifs aux νομιζόμενα cultivent leurs relations avec les dieux, afin de
s’en assurer les bonnes grâces lors des épreuves à venir. Cette conduite proactive, que
Xénophon met de l’avant dans tous ses écrits 75, fait partie intégrante de la démarche
oraculaire. Les nouvelles lamelles de Dodone, aux questions si variées, viennent de le
démontrer sans l’ombre d’un doute. Quand Clisthène consulte la pythie pour établir
le nom des héros éponymes, il établit certes la divinité primordiale de chaque tribu
mais, ce faisant, il instaure aussi cultes, prières et sacrifices qui préserveront l’ordre
du monde voulu par les dieux 76. C’est en ce sens que certaines réponses oraculaires
mettent l’accent sur le respect des τιμαί divines ou héroïques et, partant, sur l’équilibre
à conserver dans les rapports entre les hommes et les dieux ou, autrement dit, sur l’agir
ὁσίως 77.
75.
Par ex. Mem. 1.3.3 : plus l’homme est pieux, conformément à la loi, plus les dieux lui accordent de
signes oraculaires (ἀλλ᾿ ἐνόμιζε τοὺς θεοὺς ταῖς παρὰ τῶν εὐσεβεστάτων τιμαῖς μάλιστα χαίρειν) ; ou
Oec. 11.8. Même idée chez Isocrate (fr. 20). En général aZoulay (2004) ; Parker (2004b). L’idée
remonte à l’histoire de Chrysès (Hom. Il. 1.3742). Voir Peels (2016), p. 4954. Sur Xénophon,
la charis et la divination, voir labadie (2014). Sur la piété et les νομιζόμενα, voir bruit (2001) ;
Mikalson (2016) ; rudhardt (2008), p. 4999, et infra, p. 7275 et 8591.
76.
Delphes, FQ125. La plupart des consultations religieuses peuvent être citées ici, par ex. Delphes,
FH1 (440430), FH2 (460450), FH9 (ca 422), FH24 (ca 350 av. J.C.), FH25 (ca 338335), FH33
(335334), ou Didymes, FH8 (ca 225 av. J.C.).
77.
Par ex. : honneurs à Coré (Didymes, FH3031), Asclépios (Delphes, FH25), Zeus (Delphes, FQ3),
Létô (Delphes, FQ185), Apollon (Delphes, FL64), certains dieux en lien avec une asylie (Delphes,
FH45 et FH52) ; voir aussi Delphes, FL159. Du côté héroïque, les honneurs à rendre à Sémiramis
(Ammon : D.S. 2.14.3), Ptolémée (Ammon : D.S. 20.100.34), Terpandre (Delphes, FQ53),
Archiloque (Delphes, FQ56 et FQ58), Thésée (Delphes, FQ164), Aristée (Delphes, FQ165),
Cléomède (Delphes, FQ166), Euthyclès (Delphes, FQ168), Pélargé (Delphes, FL14), Lycos et
Chimaireus (Delphes, FL98), aux enfants de Médée (Delphes, FL35), et sans doute d’autres. À
rebours, trop de révérence envers l’argent (Delphes, FQ10) ou envers les hommes (Delphes,
FQ122) est prémisse de déclin ou de destruction.
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
65
Se rendre une divinité favorable n’est pas intrinsèquement lié à l’impureté :
ἱλάσκεσθαι signifie expier une faute ou une souillure dans le contexte des fléaux, mais
aussi « se rendre une divinité favorable » dans l’optique propitiatoire de conserver ou
de promouvoir sa relation ὅσιος avec le divin. Dans une lamelle presque intacte de
Dodone, un consultant a d’ailleurs remplacé, dans la formule oraculaire typique « à
quels dieux ou héros sacrifier (pour obtenir telle chose) 78 », θύειν par ἱλάσκεσθαι, pour
une question qui regroupe à la fois sa santé, ses biens et les temps à venir : aucune
expiation en vue 79. Un autre « demande et supplie » (αἰτεῖ καὶ ἱκετεύει) Zeus et Dioné
d’obtenir une chose que la lamelle n’a pas conservée 80.
Au contraire des sources littéraires, et si on fait abstraction des inscriptions
de confession, l’épigraphie reste avare de contextes sûrs où ἱλάσκεσθαι implique
clairement l’idée d’une réparation de la part d’un consultant motivé par la crainte
d’une souillure. La cité de Caunos, quand elle aborde l’oracle de Gryneion, n’est pas
davantage mue par une volonté expiatoire : ὁ δῆμος ὁ Καυνίων ἐπερωτᾶι τίνας θεῶν
ἱλασκομένου αὐτοῦ καρπο[ὶ] καλοὶ καὶ ὀνησιφόροι γίνοιντο̣ (« le peuple des Cauniens
demande lesquels des dieux ils doivent se rendre favorables pour que leur adviennent
des fruits beaux et profitables »), une question qui renvoie en droite ligne à une enquête
oraculaire de Dodone 81. La même remarque peut être faite dans le domaine privé, avec
la consultation de Poseidonios d’Halicarnasse à Delphes 82, ou à l’examen des deux
(seuls) emplois du verbe dans les sources astragalomantiques 83 : […] ἀλλ᾿ Ἀφροδίτην
ἱλάσκου καὶ Μαιάδος υἱόν, « […] mais propitie/rendstoi favorable Aphrodite et le fils
de Maia ».
78.
Chantraine DELG s.v. Par ex. Dodone, Lh17, 19, 20, 22, 48, 137b, 141b, 142, 166c. Delphes,
FH56, etc.
79.
Dodone, Lh65a : [Εὐκλ]ῆ̣ς (e.g.) Ἀμβρακιά|[τας] Διὶ Νάωι καὶ Δη|[ώναι] περὶ ὑγιείας αὑτ[ο]ῦ|
[καὶ] τῶν ὑπαρχόντων| καὶ εἰς τὸν ἔπειτα| [χρ]όνον τίνας θεῶν| [ἱ]λασκόμενος λῶιον| καὶ ἄμεινον
πρά|[ξει].
80.
Dodone, Lh23. Un autre désire savoir, « à propos de sa santé, [et] de ses biens et du temps à venir,
quels dieux il pourrait propitier ([ἱ]λασκόμενος) pour agir de façon meilleure et plus avantageuse »
(Dodone, Lh 24a). Autres attestations : Dodone, DVC 7B, 359B, 1595A, 1787, 2327A. Voir aussi
Xen. Oec. 5.196.1. Sous bien des rapports, ce type de consultation est proche du simple vœu fait à
une divinité. La seule différence est que le consultant choisit luimême le dieu à propitier plutôt que
de le demander à l’oracle (par ex. SEG 41, 1012, Axiotta).
81.
I.Kaunos 56 (hellénistique). Dodone, Lh2 (voir n. 51). Pas davantage d’idée expiatoire chez Hdt.
7.178 (Delphes, FQ148), ni chez Xen. Cyr. 7.2.1720 (Delphes, FQ104).
82.
Delphes, FH36 (Syll.3 1044, ca 280240) : τί ἂν αὐτῶι τε καὶ τοῖς ἐξ αὐτοῦ| γινομένοις καὶ οὖσιν, ἔκ
τε τῶν ἀρσένων καὶ τῶν θ|ηλειῶν, εἴη λώϊον καὶ ἄμεινον ποιοῦσιν καὶ πράσ|σουσιν, ἔχρησεν ὁ θεός,
ἔσεσθαι λώϊον καὶ ἄμει|νον αὐτοῖς ἱλασκομένοις καὶ τιμῶσιν […], « ce qui serait meilleur et plus avan
tageux de faire et d’agir, pour lui et ses descendants, présents ou à venir, hommes et femmes, le
dieu a répondu qu’il serait meilleur et plus avantageux pour eux de se rendre favorable et d’honorer
[…] » ; voir Carbon – Pirenne-delforGe (2013), avec ‘Appendix’.
83.
nollé (2007), K1, 4 et K11, 4 (p. 123 et 138).
Pierre Bonnechere
66
Même les cas apparemment plus nets ne sont pas à l’abri du doute. Ainsi répond
l’Apollon de Didymes, au iie siècle ap. J.C., à Andronicos, épistate de la construction
du temple 84 :
θεὸς ἔχρησεν. | ᾿Ασφάλεον θυσίαισι Ποσειδάωνα ἱλάσασθε | τῶιδε ἐπὶ σημείωι
καὶ αἰτεῖσθ’ ἵλαον ἱκνεῖσθαι | σώζειν θ’ ὑμετέρης κόσμον πόλεως ἀσάλευτον || ἐκτὸς
κινδύνου. μάλα γὰρ πέλας ἵεται ὑμῶν. | ὃν χρὴ καὶ πεφυλάχ̣θαι ἀρᾶσθαί θ’, ὡς μετέπειτα
| πρὸς γῆρας βαίνητε κακῶν ἀδαήμονες ὄντες.
Le dieu a rendu cet oracle : « Rendezvous favorable Poséidon Asphaleios avec
des sacrifices à la suite de ce signe 85 et demandezlui de s’en venir propice, et sauve
garder l’ordre de votre cité dans la stabilité (litt. « sans être ébranlé »), sans plus de
danger. Rapidement, en effet, il viendra auprès de vous. Il vous faut aussi faire atten
tion à lui, et lui adresser des prières de sorte que, par la suite, vous puissiez atteindre
la vieillesse sans subir de maux. »
C’est une solution trop facile que d’incriminer un séisme sur la seule présence de
l’épiclèse 86. Poséidon Asphaleios semble souvent nommé à cette époque quand on
évoque la stabilité en général, civique ou privée, et cette notion d’ἀσφάλεια est déjà
bien présente dans les rares consultations politiques de Dodone au ive siècle 87. Dans
l’inscription qui nous occupe, c’est précisément le long terme qui est visé, moyennant
prières et rites appropriés : σώζειν θ’ ὑμετέρης κόσμον πόλεως ἀσάλευτον, « l’ordre de la
cité », pour ne pas connaître de maux avant la mort. Je dirais que l’expression αἰτεῖσθ’
ἵλαον ἱκνεῖσθαι, tout comme μάλα γὰρ πέλας ἵεται ὑμῶν, mettent davantage en lumière
l’aspect secourable du dieu que le danger lié aux tremblements de terre, même si celui
ci n’est pas exclu de l’image générale 88.
Voyons maintenant le phénomène à travers le prisme très différent de la littérature,
dans l’histoire de Pausanias, vainqueur de Platées 89. Convaincu de corruption, le
régent de Sparte trouve refuge au sanctuaire d’Athéna Chalchioikos. Les Spartiates
84.
Didymes, FH14 (I.Didyma 132).
85.
Comment comprendre ici σημεῖον ? Voir n. 43.
86.
Voir en ce sens fontenrose (1988), p. 145146 et p. 191 ad FH14, qui suit Rehm, ou suáreZ de la
torre (2009), p. 118. Même raisonnement pour un oracle tardif de Delphes, FH 68 (BCH 5 [1881],
340).
87.
Voir supra, p. 59. Sur l’ἀσφάλεια, publique ou privée, voir Dodone, DVC 815B, 1315A, 1932B,
2596B, 2640, 2762A, 2790A, 3220A. Dodone, Lh2, 6, 9, 28, 101. Il faudrait maintenant analyser
plus en détail la notion d’ἀσφάλεια, chez les orateurs, où elle semble à la fois fréquente et variable.
88.
De même ἀσάλευτος, qui appartient évidemment au vocabulaire des séismes, désigne ici le κόσμος
public, donc le bon ordre et l’ordonnancement, la discipline, la bienséance, non la ville ellemême.
L’imaginaire grec joue à deux niveaux, et c’est logique puisqu’une gestion déficiente pourrait
attiser le courroux du dieu. Un autre texte de Didymes (FH24 ; I.Didyma 501) emploie ἱλάσκεσθαι.
L’oracle y apporte une précision sur une première consultation, vers 200 ap. J.C. : αὐτῇ εἶπας
῞Ηραν ἱλάσασθαι, ποίαν ἱλάσηται ?, « Tu as dit à celleci de se rendre Héra propice : quelle Héra ? ».
Et Apollon de préciser. Le verbe ἱ<λ>άσκεσθαι apparaît dans une seconde inscription mais celleci
est trop mutilée : Didymes, FA3 (I.Didyma 500a).
89.
Delphes, FQ174.
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
67
l’y laissent s’épuiser d’inanition et le retirent du ἱερόν juste avant qu’il meure. Survient
par la suite un oracle de Delphes — apocryphe ou non, endossé déjà par Thucydide
(1.134) — qui oblige les Spartiates à enterrer Pausanias à l’endroit même de sa mort,
et à lui consacrer deux statues de bronze, parce que leur conduite comportait un ἄγος
et exigeait réparation (même si Pausanias n’avait pas été tué). La légende se raffine par
la suite : entre autres enjolivements chez Diodore, le dieu, outré de la rupture de la loi
sur les suppliants, avait exigé des Spartiates qu’ils « rendent à la déesse son ἱκέτης » 90,
terme absent chez Thucydide. Le Périégète ajoute que le dieu des suppliants luimême
avait manifesté son ressentiment, μήνιμα. Et Aristodème, dès le IIe s. av. J.C., faisait
intervenir le thème du fléau, qui aurait entraîné la consultation de l’oracle dans la
pseudochaîne causale classique : sacrilège ➔ fléau ➔ oracle ➔ rite de correction
(ici ἐξιλάσωνται) ➔ retour à la normale (avec ou sans rituel récurrent) 91. L’exemple
est éloquent sur la vie d’un oracle et son développement littéraire : lorsque seules
ont survécu les sources plus tardives, où se concentrent tous les ajouts successifs,
le danger est réel de se laisser abuser dans l’interprétation. En soi, nous ignorons le
pourquoi de l’inhumation de Pausanias au sanctuaire de la Chalchioikos, et la version
de Thucydide, la plus ancienne, ne nous donne accès qu’à ce qui se disait (ὡς λέγεται)
plusieurs décennies après les faits. De toute évidence, la logique de l’histoire importait
moins que les résultats auxquels elle menait dans l’économie du récit 92 : chez lui, l’ἄγος
est le moteur de l’histoire.
L’ἱκετεία de Pausanias ouvre le chemin au respect des suppliants, lui aussi placé
de façon expresse sous l’autorité, apocryphe mais significative, de l’oracle de Dodone
par le Périégète, dans le cadre d’une superbe prophétie post eventum 93 :
90.
9.45 : τὸ δὲ δαιμόνιον τῆς τῶν ἱκετῶν σωτηρίας καταλυθείσης ἐπεσήμηνε· τῶν γὰρ Λακεδαιμονίων περί
τινων ἄλλων ἐν Δελφοῖς χρηστηριαζομένων, ὁ θεὸς ἔδωκε χρησμὸν κελεύων ἀποκαταστῆσαι τῇ θεῷ
τὸν ἱκέτην.
91.
Paus. 3.17.9 ; Aristodème FGrH 104 F 1, § 8, avec en plus le jeu de mots classique sur Pausanias et
« arrêter les maux » : διὰ δὲ τοῦτο λοιμὸς αὐτοὺς κατέσχεν· θεοῦ δὲ χρήσαντος, ἐπὰν ἐξιλάσωνται τοὺς
δαίμονας τοῦ Παυσανίου, παύσασθαι τὸν λοιμόν, ἀνδριάντα αὐτῶι ἀνέστησαν, καὶ ἐπαύσατο ὁ λοιμός.
Voir EllinGer (2005).
92.
Il faut lire le passage dans sa totalité (1.126138) pour se rendre compte de la facture en topoi quasi
hérodotéenne du récit, qui met en balance les inconduites athéniennes et spartiates. Chez Diodore
(11.45.8), la mère de Pausanias aurait ellemême indiqué aux éphores, et par un geste « parlant et
muet », d’emmurer son fils vivant. C’est lors d’une consultation sur un autre sujet que la pythie
ramène d’autorité à l’impiété commise sur Pausanias. Les Spartiates ne comprennent pas l’oracle,
puis coulent deux statues. Plutarque (Cim. 6.47 ; Mor. 555c) fait état d’une histoire complètement
différente, mais structuralement équivalente : ayant tué par mégarde une jeune Byzantine, le roi
aurait contracté un ἄγος qu’il ne serait jamais parvenu à expier en dépit de ses efforts, dont une
visite au psychopompeion d’Héraclée, tandis que le Périégète (3.17.79) faisait état, de son côté, de
psychagogues arcadiens : bonneChere (2008).
93.
Paus. 7.25.1. Voir aussi 4.24.7 et Th. 1.103.2 (suppliant de l’Ithôme) ; Thgn. 143144. Sur l’histoire
bien connue de Pactyès chez Hérodote, voir infra, p. 77.
68
Pierre Bonnechere
φράζεο δ’ ῎Αρειόν τε πάγον βωμούς τε θυώδεις | Εὐμενίδων, ὅθι χρὴ
Λακεδαιμονίους <σ’> ἱκετεῦσαι| δουρὶ πιεζομένους. τοὺς μὴ σὺ κτεῖνε σιδήρῳ| μηδ’
ἱκέτας ἀδικεῖν· ἱκέται δ’ ἱεροί τε καὶ ἁγνοί
Veille sur l’aréopage et les autels parfumés d’encens des Euménides 94, où les
Lacédémoniens, pressés par leurs ennemis, doivent un jour se réfugier ; ne les tue
pas avec l’épée, il ne faut pas être injuste [ἀδικεῖν] à l’égard des suppliants, car ils sont
sacrés et vraiment purs.
Ainsi allait la règle, du moins telle qu’elle apparaît partout dans la littérature,
un topos qui, s’il renvoie à la réalité, peut sans doute parfois la distordre 95. Dans le
cas de meurtriers, ou de bandits, pourquoi le dieu auraitil accordé asile à ce que
la Grèce produisait de plus impur, comme l’illustre l’Ion d’Euripide, le maître du
contraste, et ce dans l’enceinte même du « pur » sanctuaire delphique : (le chœur)
ἱκέτιν οὐ θέμις φονεύειν 96. (Créuse) τῶι νόμωι δέ γ’ ὄλλυμαι, « il n’est pas conforme aux
lois [universelles] de tuer une suppliante. […] Je dois mourir de par la loi ». Certains
sanctuaires essayaient d’interdire l’accès à ces indésirables. Vers 460 av. J.C., un dossier
épigraphique de Mantinée, plutôt obscur, pourrait indiquer une voie plus directe : tous
les meurtriers, à l’exception d’un seul, réfugiés comme suppliants à l’autel d’Athéna
Aléa, auraient été expulsés du sanctuaire par le recours à une consultation oraculaire
— qui aurait entériné un jugement préalable — mettant ainsi fin à leur protection.
Malheureusement, l’inscription clef demeure énigmatique à bien des égards 97.
2.2. Justice et injustice, piété et impiété, πάτρια et μαντεῖα
L’expression μηδ’ ἱκέτας ἀδικεῖν place en conjonction le caractère sacré et ἁγνός
des suppliants et les concepts de justice et d’injustice. Le règlement de Métropolis
d’Ionie — non oraculaire — contient l’ordre suivant : [ἱκέτην] μὴ ἀπέλκειν [βωμοῖς],
entre autres prescriptions pour atteindre l’ἁγνεία et « ne pas ἀδικεῖν » 98. Δίκαιος est
proche de εὐσεβής, parfois même synonyme, tout proche aussi de ὅσιος mais moins
94.
Rappel direct de la purification d’Oreste.
95.
Sur la supplication et l’asylie personnelle, voir CanCiani – PelliZer – faedo (2005) ; Chaniotis
(2007) ; naiden (2006) ; Sinn (1993) ; sinn (2005). Voir Chaniotis (1996), p. 7883, pour quelques
attestations épigraphiques.
96.
1256 ; 12791281. Aussi A. Eu. 9293. Sur l’expression οὐ θέμις, et θέμις/Θέμις en général, voir
trois excellentes études : du sablon (2014), p. 135166 ; 184195, Peels (2016), p. 5660 ; 159160 ;
173183, et rudhardt (1999), p. 1557, part. p. 2026. Aussi Corsano (1998) ; detienne (1998),
p. 150174.
97.
IG V.2 262. Voir le détail dans les études successives de Chaniotis (1996), p. 6586, part. 75
79 ; (2007), p. 241242 ; 2012, p. 134135 (qui ajoute au dossier [n. 41] un autre décret de Dikaia
[ca. 364363 av. J.C. : voutiras – sisManidis [2007]). Parker (1996) [1983], p. 184185 ; eCk
(2012), p. 299301.
98.
LSAM 28 (ive siècle av. J.C.). Sur injustice et impiété, voir par ex. Arist. VV 1251a3033.
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
69
systématiquement marqué par le religieux 99. Dès le vie siècle, dans une des plus
anciennes réponses oraculaires conservées, Apollon à Didymes répond simplement :
δίκ̣αιον ποιεῖν ὠς πατέρες 100, « il est juste d’agir comme les ancêtres » 101. En 388
av. J.C., le régent de Sparte Agésipolis tente de mener campagne en Argolide, mais les
Argiens s’abritent derrière une trêve sacrée (σπονδαί) pour l’en empêcher 102. Or cette
trêve a été déclarée à une date qui n’est pas celle de la fête alléguée. Le régent demande
alors à Zeus d’Olympie puis à Delphes s’il peut, ὁσίως, refuser une trêve sacrée qui est
proclamée ἀδίκως. On saisit d’emblée la gravité de la question, car rompre une trêve
qui s’inscrit dans un contexte juste est sacrilège. Les dieux invalident la trêve sans
hésitation. Agésipolis, en recourant successivement à deux oracles, manifeste sa pleine
εὐσέβεια, et le terme ὁσίως signifie que, du point de vue des dieux, son intervention
est justifiable et justifiée 103.
Selon la pensée proactive des Grecs, l’oracle est considéré comme le garant
concret de la justice. À Dodone, une cité demande si les magistrats ont le droit de
dépenser, δικαίως, la somme d’argent — peutêtre des gages ou des frais de justice —
99.
Voir maintenant la solide synthèse de Peels (2016), chap. 3 et 4 : ὅσιος par rapport à δίκαιος et
εὐσεβής (et lexèmes apparentés), leur grande proximité et leurs différences selon les contextes.
Elle précise très bien les premières analyses de rudhardt (1992) [1958], p. 13, 15, 3233 et 119,
et rudhardt (2008), p. 6999 (cf. GaGarin [1997a], p. 135). La justice est la vertu suprême : dès
Thgn. 145150 (voir Hes. Op. 213). Voir bruit (2001), p. 97112 : dès l’apparition d’εὐσεβής (chez
Théognis), le mot est d’emblée proche de δίκαιος et de θέμιστες (au sens alors de lois fondamentales
du monde), et Δίκη ellemême est dite ὁσίη. Dans les Suppliantes (402406), Eschyle précise que
Zeus distribue les malheurs aux mauvais et les choses ὅσια à ceux qui respectent les lois (ἄδικα μὲν
κακοῖς, ὅσια δ’ ἐννόμοις). Aussi Chaniotis (1997), p. 152158, et Mikalson (2010), p. 187207.
100. Didymes, FH2 (I.Didyma 11). Cf. la question jugée non δίκαια par la pythie, qui refuse de répondre
(supra, n. 22). Dans une inscription très fragmentaire du iie s. av. J.C. (FD III.3 344), juste avant la
déclaration ὁ θε̣[ὸς ἔχρησε, on lit sur la pierre ἀδικη[] : assez pour relier l’oracle de Delphes au
thème de la justice, trop peu pour en tirer quoi que ce soit (Delphes, FH40). Une lamelle de Dodone
(Lh10 Aa, l. 4 [ép. hellénistique]) comporte le terme δίκαον, mais le texte est incompréhensible
(comme Dodone, DVC 3968B ([] δικάων| []). Dans un oracle trop fragmentaire de Didymes
(FA6, ca 200 ap. J.C.), on pourrait lire θέσμ[ιόν εἶναι] (rest. Fontenrose).
101. Une autre question à Didymes (FH28), malheureusement mal conservée, aurait un sens analogue :
Ε̣ἰ̣ προσφιλὲ̣ς ἐ̣[στι τῷ θεῷ τὰς ]| ἡμέρας κα̣[θάπερ καὶ] τ̣άχειον ἐπετε[ίους · Θεὸς ἔχρησε·]|
[Ἐ]στὶ τελεῖν̣ [πατρικ]ῇ γ̣νώμῃ λῷον κ[αὶ ἄμεινον, ]« s’il est agréable [au dieu (de faire quelque chose)]
lors des jours [usuels ? ou] plus rapidement (plus fréquemment) ? [Le dieu a répondu :] ‘Il est
meilleur [et plus avantageux] d’accomplir (cela) selon l’avis [ancestral]’ ». [πατρικ]ῇ est logique, mais
ne s’impose pas.
102. Essentiellement Xen. HG 4.7.13 (Delphes, FH13) ; bonneChere (2010), avec bibl. Voir aussi
Delphes, FQ5 (Phleg. Olymp. fr. 1.9) : la pythie enjoint aux Éléens « de donner aux Grecs l’exemple
d’une amitié de droit commun » (κοινοδίκου φιλίης ἡγούμενοι ῾Ελλήνεσσιν), agissant de ce fait
comme les gardiens du πατέρων νόμος.
103. L’expression ὡς ὁσία[ν apparaît dans un texte difficile de Dodone (DVC 3871) : voir supra, n. 21.
Le terme ὁσίως est présent dans un oracle delphique rendu à Battos, mais le texte est très ambigu
(Delphes, FQ51 ; Ménéclès 270.6 apud schol. vet. in Pi. P. 4.610 ; Tz. ad Lyc. 886). Il pourrait être
utile d’analyser le dossier (d’époque romaine) des inscriptions funéraires qui demandent justice à
Hosios et Dikaios, deux personnifications (voir Chaniotis [2004], p. 1016).
70
Pierre Bonnechere
que quelqu’un leur a remise, δικαίως 104. La question montre qu’il y a litige, ou litige
potentiel, mais on n’en sait pas plus 105. Un particulier demande si les pièces de Cyzique
appartiennent δικαίōς à Philotis 106. Le décret de bien des cités qui acceptent l’asylie
d’un sanctuaire ou d’une ville, asylie avalisée par un oracle, interdit de façon expresse
toute ἀδικία envers les citoyens de la cité demanderesse 107. En ce sens, il est logique
aussi que certains consultants demandent au dieu si Untel a commis une injustice 108.
Une lamelle de Dodone, très abîmée, pourrait en attester dans les premières décennies
du ive siècle 109.
Dans la réponse de Claros à Syedra, confrontée à des raids de pirates, vers
150 ap. J.C., Apollon ordonne à la cité d’ériger les statues d’Hermès et de Diké, pour
encadrer Arès couvert de chaînes 110. Et cette Diké, qui s’avère le remède oraculaire
dans une situation de crise, apparentée à un fléau, est dite θεμιστεύουσα à savoir « qui
rend la justice » et/ou « qui rend des oracles » 111. Les thèmes s’entrelacent, et on les
retrouve dans un autre oracle clarien à Iconium, de contexte inconnu mais analogue,
qu’il s’agisse ou non de pirates 112 : [] αἵ τ’ εἰσιν πόλεων κηδημόνες ἠδ’ ὀλέτειραι· |
Ἑρμείην δὲ Ἀργειφόντην Θεσμόν τε τίοντες | ὧν ὑμεῖν χρειὼ μεγαλοίμια ἀγάλματα
τεῦξαι | στῆσα[ί] τε ἀμφ’ Ἄρεως ἑκάτερθεν δεικήλο̣ιο̣ (« [] qui sont les protecteurs
et les destructeurs des cités : honorant Hermès le tueur d’Argos, ainsi que Thesmos,
dont il vous faut façonner des statues μεγαλοίμια [?] 113 et les placer de part et d’autre de
104. Dodone, Lh16 / DVC 1368 (iveiie s.) : Ἐπερωτῶντι τοὶ διαιτοὶ τὸν Δία τὸν Ναῖον καὶ τ[ὰν Διώναν
ἦ βέλτιον τὰ χρήμα]|τα ἰς τὸ πρυτανῆον τὰ πὰρ τᾶς πόλιος ἔλαβε δικαίως [ὁ δεῖνα τοῦ δεῖνα τοὺς]|
διαιτοὺς ἀναλῶσαι ἰς τὸ πρυτανῆον δικαίως τοῦτα.
105. Je ne fais pas intervenir ici la quarantaine de questions posées à Dodone sur les procès et les
chances de gagner un procès, le temps m’a manqué pour les étudier sérieusement : voir DVC,
index, s.v. δίκα et δικάζω.
106. Dodone, DVC 36B, ca 400 : Φ̣ιλοτίδος τὰ σιδά|ρια δικαίōς;
107. IG VII 4136 (Trophonios) ; Delphes, FH45 (riGsby 1996, no 98 / I.Magnesia 48 [Érétrie]) ; Delphes,
FH46 / Didymes, FH10 (riGsby [1996], no 157 / IC I.xix 2 [Malla]). Certes c’est le principe de
l’asylie, mais ce principe est ici expressément cautionné par le dieu.
108. « Ticket oracle », P.Stras. 4, 221 (totti [1985], p. 135, no 57) : Κύριε Ἄμμων, ε<ἰ> οἱ βου|κόλοι τῆς
κώ(μης) ἠδίκη|σαν το̣ὺ̣ς̣ βοῦ̣ς τοῦ Περσίο̣υ̣, τοῦτό <μοι> δός, « Seigneur Ammon, si les bouviers
du village ont fait du tort aux bœufs de Persios, donnemoi cela » [c’estàdire « donnemoi ce
billetci », étant entendu que la même phrase se trouvait, mais au négatif, sur un autre billet]. Les
inscriptions de confession procèdent des mêmes bases : l’injustice est une impureté punie par le
dieu, « rachetable », et les sanctuaires se trouvent de la sorte engagés en faveur de la justice.
109. Dodone, DVC 2332A : [] Ἀρίστανδρος| [] ἀ̣δικέων τὰν Δω|[δωναίων πόλιν (?) ]. Une bonne
vingtaine de questions dodonéennes tentent de savoir si Untel est coupable (par ex. Dodone, DVC
1170A, 1646A, 2005A, 2047A, etc.), mais le but de ces questions n’est pas encore clair.
110. Claros, MS15 (SGO IV, 18/19/01). Sur les statues enchaînées, voir iCard-Gianolo (2004).
111. En ce sens qu’un oracle rendu s’adapte toujours aux vérités fondamentales. Sur Thémis, puissance
de l’ordre établi et de stabilité, voir n. 97.
112. Claros, MS16 (SGO III, 14/07/01).
113. Le terme est un hapax. robinson (1981, p. 306) traduit « great », busine (2005, p. 176) « très belles ».
Peuton risquer, puisque les statues étaient souvent à ériger devant les portes, « sur le grand chemin
(μεγάλος + οἶμος) » ? Je préfère laisser en l’état.
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
71
l’image d’Arès »). Thesmos, la loi fondatrice personnifiée, remplace Diké θεμιστεύουσα
comme, dans un oracle alphabétique du iie ou iiie siècle ap. J.C., c’est Némésis qui
« met en mouvement la balance de Diké pour les mortels » 114. Les divinités salvatrices
peuvent donc aussi être des personnifications directement liées au domaine de la
justice et de l’ordre divin et, par extension, humain 115. Il ne s’agit pas d’une évolution
récente ni de la reprise d’une antique veine littéraire puisque six questions à Dodone
associent directement Thémis à Zeus Naios et Dioné 116.
Ce concept de justice est à l’œuvre aussi dans l’image légendaire des oracles,
Delphes en tête 117, et rejoint la personnalité mythologique de Diké 118. Apollon a
annoncé à Oreste que son crime (et sa souillure) serait effacé, et à la fin des Euménides,
un arrêt de justice ἰσόψηφος a fait toute la lumière sur la vérité 119. Dans l’Électre
d’Euripide, Castor, en deus ex machina, transmet à Oreste les volontés de Zeus, et déclare
(c’est un oracle en direct) qu’il porte secours à ceux qui δ´ὅσιον καὶ τὸ δίκαιον φίλον ἐν
βιότωι (« ceux qui, dans la vie, se comportent selon le vouloir des dieux et respectent
la justice »), tandis qu’il dénie son aide aux μυσαροῖς (« aux gens souillés ») 120. Une
question estimée οὐ δικαία par la pythie discrédite ipso facto les Messéniens, renvoyés
114. Hiérapolis (sites 1 et 2) [Tradition IV], nollé (2007), p. 256: ἡ Νέμεσις θνητοῖσι Δίκην πλάστινγα
σαλεύε[ι], ou encore Timbriada/Soloi [Tradition V], nollé (2007), p. 268 : ἡ Νέμεσις ἀνθρώποισι
τὴς δίκην νέμει, « Némésis pourvoit aux hommes la justice ». Le terme θεσμός devient un synonyme
de μαντεῖον à l’époque hellénistique et romaine : par ex. Didymes, FH5 (Milet I.3 33f, l. 13, ca 223
222) ; Didymes, FH29 (I.Didyma 277, l. 19, iiie s. ap. J.C.). Aussi Albinus Epit. 26.2.
115. Elles sont proposées un peu comme la réponse à la question traditionnelle « à quel dieu adresser
des prières pour obtenir ceci ? ».
116. Dodone, Lh21 et 94 (toutes deux de ca 400350) ; Dodone, DVC 128A, 1006B, 2524B, 3055A (de
date incertaine à ce jour).
117. Les Crotoniates impies (voir supra, n. 26) ne peuvent interroger la pythie, qui leur annonce : τοῖς
δὲ κακῶς ῥέξασι δίκης τέλος οὐχὶ χρονιστὸν οὐδὲ παραιτητόν (« à ceux qui font le mal, l’accom
plissement de la justice ne tarde jamais, et il n’y a pas de fuite possible »). Un Romain se fait dire,
après la bataille des Thermopyles de la guerre antiochique, de laisser régner la justice autour de lui
et de déposer les armes (Delphes, FH55 ; Antisthène apud Phleg. Mir. 3.5). Parfois, l’allusion est
subtile, mais cela n’enlève rien au constat : Neleus, fils de Codros, doit selon Delphes fonder une
cité en Asie Mineure, pour y installer les Hellènes et les Ioniens, tout en évinçant le γένος ἀδίκων
Καρῶν, « le peuple des Cariens injustes ». Il en résultera la fondation de Milet. La raison de l’inimitié
delphique envers les Cariens n’est pas explicitée, mais si l’oracle, qui ne peut se tromper, fait état
d’une ἀδικία, les Grecs sont donc libres de la réparer (Delphes, FL69 ; schol. ad Aristid. Or. 13.110,
p. 78 Dindorf ; Tz. ad Lyc. 1378).
118. Voir surtout (Peels) 2016, p. 6066 ; 107112 ; 132135 ; 140147 et rudhardt (1999), p. 8596 ;
104145. La Diké des Grecs, qui fait partie des filles de Thémis, les « Heures », favorise aussi la
croissance des plantes qui, dans toutes les histoires de fléaux, est arrêtée. Justice, pureté et piété
vont la main dans la main.
119. Delphes, FL78 (A. Eu. 794799). Aussi E. IT 939944 ; Or. 162165 (ἄδικος ἄδικα τότ’ ἄρ’ ἔλακεν
ἔλακεν, ἀπόφονον ὅτ’ ἐπὶ τρίποδι Θέμιδος ἄρ’ ἐδίκασε φόνον ὁ Λοξίας ἐμᾶς ματέρος). Belle synthèse
chez Lib. Decl. 6.2.4548.
120. 13491353.
Pierre Bonnechere
72
bredouilles 121. Apollon, dans un oracle spontané, annonce à Éetion un fils qui « fera
régner la justice » à Corinthe. Lors du fléau qui fait suite au meurtre du fils de Minos
à Athènes, Apollon décrète la réparation des « actes injustes (ἄδικα ἔργα) », qui passe
par l’envoi annuel de sept jeunes filles et sept jeunes garçons au Minotaure pour faire
cesser le fléau 122. Le meurtre d’Ésope à Delphes est ἄδικος et entraîne une peste
dont les Delphiens souffrent jusqu’à ce qu’ils aient rendu justice au défunt 123. Suite
au fléau qui punit l’aveuglement d’Événios, Dodone et Delphes rendent le même
oracle : Apollonie doit accorder réparation selon les justes demandes de la victime 124.
Condamné à mort et fugitif, Callistrate se voit enjoindre à Delphes de retourner à
Athènes, pour y « obtenir » la loi. Suppliant, il y meurt « justement », car pour les fau
teurs « trouver les lois » signifie mourir 125. Enfin selon Xénophon, Chéréphon, qui
interroge la pythie à propos de Socrate, se voit répondre que personne n’est plus juste
que lui, δικαιότερος 126.
L’expression κατ’ ᾿Ωγυγίων νόμον ἀνδρῶν (« selon la loi immémoriale des
hommes ») dans un oracle épigraphique fragmentaire de Claros à Odessos en Bulgarie 127
s’éclaire à la lecture de Xénophon, qui offre un bel exemple de recouvrement dans
le domaine de l’impureté, impliquant cette fois le νόμος en lieu et place de la Diké :
Lycurgue […] ne remit point ses lois au peuple avant de s’être rendu à Delphes
avec les citoyens les plus considérables et d’avoir demandé aux dieux s’il serait
meilleur et plus avantageux à Sparte d’obéir aux lois (νόμοι) qu’il avait tracées. Le
dieu ayant répondu qu’il y avait tout avantage à leur obéir, Lycurgue les promulgua
alors, après avoir établi qu’il n’était pas seulement illégal, mais aussi contraire aux
121. Delphes, FQ18 (Isoc. 6.31).
122. Éetion : Delphes, FQ59 (Hdt. 5.92b2). Androgée : Plu. Thes. 15 ; Œnomaos apud Eus. PE 5.19 ;
Marmor Parium FGrH 239 F A19 (Delphes, FL45). Dans le domaine chrétien, ce côté δίκαιος échoit
à ceux qui empêchent Apollon de dire la vérité, de sorte que ses oracles sont mensongers (Didymes,
FH33 ; Const. apud Ps.Eus. Vita Const. 2.50). Il est aussi déclaré injuste envers ses consultants
(Delphes, FQ100), et Zeus devient ἀνόσιος ὑπὲρ τὸν Θυέστην καὶ μιαρός, pour avoir violé sa fille
sur le vouloir d’un oracle (Delphes, FL37, Athenagoras Supplique au sujet des chrétiens 32). Voir encore
Delphes, FF2 (Aristophane). Sur d’autres réinterprétations chrétiennes, voir n. 188.
123. Delphes, FQ107 (Plu. Mor. 557a : δίκην λαβεῖν et τινὰς δίκας δόντες ; aussi Zen. 1.47 : ἀδίκως τὸν
Αἴσωπον ἀνελοῦσιν).
124. Delphes, FQ161 (Hdt. 9.93). Voir aussi Delphes, FQ132 (Hdt. 6.139 : la pythie promet aux Pélasges
la fin d’un fléau moyennant arrangement « juste » avec les Athéniens). Idem pour le meurtre de
Léonidas aux Thermopyles (Delphes, FQ153 ; Hdt. 8.114 et 9.64). Le meurtre d’un métragyrte à
Athènes débouche sur un oracle et la consécration (καθιερόω) d’un δικαστήριον (Delphes, FQ133).
La liste est longue : voir Delphes, FL35, 88, 91, 93, 109, 148, 157 ; FF12, etc.
125. Delphes, FH18 (Lycurg. 93 : τὸ γὰρ τῶν νόμων τοῖς ἠδικηκόσι τυχεῖν). Voir aussi D. 19.298299
(Dodone).
126. Ap. 14 (Delphes, FH3) ; voir aussi Ath. 5.218ef : μηδένα εἶναι ἀνθρώπων ἐμοῦ μήτε ἐλευθεριώτερον
μήτε δικαιότερον μήτε σωφρονέστερον, à comparer avec les autres sources, notamment Pl. Ap.
20e21a.
127. Claros, MS18 (IGBulg. I.2 224).
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
73
usages préconisés par les dieux, de désobéir à des lois consacrées par l’oracle (οὐ
μόνον ἄνομον ἀλλὰ καὶ ἀνόσιον θεὶς τὸ πυθοχρήστοις νόμοις μὴ πείθεσθαι) 128.
Chez Xénophon, l’oracle, associant le refus de la loi entérinée par Delphes à une
rupture de l’ordre des choses voulu par la divinité, fait donc rimer ἄνομος et ἀνόσιος.
Cette idée n’est pas neuve. Dans son premier discours, Antiphon joue sur le fait
qu’un meurtre commis ἀνόσιως doit être puni conformément à la justice et la piété,
au risque sinon de commettre une impiété 129. Selon Lysias, le fondateur de la société
des Kακοδαιμονισταί, Cinésias, était « le plus impie des hommes (ἀσεβέστατος) et le
moins respectueux des lois (παρανομώτατος) », et se moquait tout à la fois des dieux
et des νόμοι. Eschine entre autres se fera l’écho de cette conception : « qu’y atil de
plus ἀνόσιος pour un homme que d’agir et de parler à l’encontre des νόμοι ? » 130. Cela
vaut pour les νομιζόμενα en général : au ier siècle ap. J.C., un père demande à Sarapis
s’il est convenable que son fils Phanias (et son épouse) s’oppose à lui, en flagrant délit
de nonrespect de ses parents (comportement ἀνόσιος) 131. Les Lois de Platon débutent
sur la constatation que l’établissement des lois est le fait d’un dieu 132, et un règlement
relatif à la pureté à Lindos, même s’il est tardif (ca 200230 ap. J.C.) dit explicitement
ἀπὸ τῶν παρανόμων οὐδέποτε καθαρός, soit : « des choses accomplies à l’encontre des
lois, on n’est jamais pur » 133.
Dans l’argumentation des Antiphon et autres Lysias, Xénophon, Platon, Eschine,
comme déjà dans le premier oracle conservé de Didymes, πάτρια, νόμοι, εὐσέβεια et
μαντεῖα adjoignent leurs forces pour maintenir un niveau de pureté adéquat. La loi
128. Xen. Lac. 8.5 (trad. P. Chambry) ; aussi Mem. 4.4 (en 4.4.19, les lois non écrites sont prescrites par les
dieux) ; voir aussi Pl. Lg. 632d (Delphes, FQ8, notamment Polyaen. 1.16.1) et 696a. Aristide relève
le point et établit un parallèle avec le choix de Clisthène pour les tribus athéniennes (Or. 13.192).
129. Voir aussi 3.3.1112 ; 4.2.9 ; 6.23 : de toute évidence, le vocabulaire employé par Antiphon (qu’il
agisse ou non de bonne foi) cadre parfaitement avec celui utilisé par les oracles.
130. Lys. fr. 5 (Gernet) ; Aeschin. 3.191. Sur la désobéissance aux lois qui est aussi désobéissance à
l’ordre du monde, rudhardt (1992) [1958], p. [III] et 3132 ; rudhardt (2008), p. 9099 (avec
nombreuses références). Xen. HG 1.7.25 ; Isoc. 1.13 ; Pl. Lg. 10.884a910d (au complet) : désobéir
aux lois est une impiété qui met en danger la communauté. Inversement, l’ἀσέβεια est un crime puni
par la loi, voir par ex. bruit (2001), p. 163172 ; Parker (2005b), p. 6368 ; todd (1993), p. 307
315. Sur ces questions chez les orateurs, voir en dernier lieu eCk (2012), p. 231259 (Antiphon et
Lysias) et la prudente discussion chez Parker (1996) [1983], p. 105143. J’ajouterais que l’accusé du
discours 1.50 de Lysias, quand il conclut « juridiquement » qu’il ne peut pas être condamné pour
avoir agi selon les lois de la cité, se place implicitement dans une logique religieuse, puisqu’obéir
aux lois est agir δικαίως καὶ ὁσίως (voir encore 13.14 et 95).
131. P.Oxy. 1148.
132. Delphes, FQ201 (Pl. R. 427bc ; Lg. 624a625a, 738bd, 828a). Pour plus de détails sur les liens
entre l’oracle et la loi, toutes acceptions confondues, voir belayChe (2007) ; rosenberGer (2001),
p. 100126 ; suáreZ de la torre (2009).
133. LSS 91, l. 19 : affirmation générique ou ciblée sur certains méfaits, sexuels par exemple (adultère) ?
Voir I. et A. PetroviC dans le présent volume. Voir déjà Ar. Ra. 354355 ; A. Ch. 7174 ; E. Hipp.
316319 ; Or. 1604 ; S. OT 12271231. Voir aussi Pl. R. 364be : refus des « purifications ritualistes »
proposées par les « Orphiques ».
74
Pierre Bonnechere
cathartique de Cyrène ressortit évidemment à ce registre 134, tout comme la dynamique
qui conduit la cité de Cos à accepter l’asylie demandée par Milet en faveur des Didymeia 135.
C’est un point fondamental de la pensée grecque, je crois, sur lequel sources littéraires
et épigraphiques sont pleinement d’accord, dès les premiers documents disponibles :
dans l’inscription athénienne des Praxiergides, vers 460450, un usage κατὰ τὰ πάτρια
est avalisé par l’oracle 136. Dans le décret sur les prémices à Éleusis, en 422 av. J.C.
(?), Athènes insiste à trois reprises sur les πάτρια confirmés par Delphes 137. La même
idée encore ressurgit dans toutes les conduites qui sont « κατὰ τὴν μαντείαν », et dans
tous les oracles qui affirment s’accorder aux lois fondamentales, selon les formules,
assez tardivement attestées dans les oracles, de κατὰ θεσμόν, θέμις ἐστί ou ὡς ἔθος 138.
On ne pourrait prétendre que le droit et la législation en Grèce sont régis par
une pensée religieuse. Inversement, l’appréhension des lois antiques ne peut se faire
sans prendre en compte la sensibilité et les valeurs religieuses qui imprègnent la tra
dition 139, ni éluder le discours grec qui relie les oracles, la loi et la justice à la piété et
134. Voir supra, p. 6264. Les Éléens doivent faire respecter la trêve olympique, selon l’oracle et le
νόμος de leurs pères (supra, n. 103). Chez Thucydide (3.56), dans un passage qui fait le pont avec
Xénophon (HG 4.7.13) sur la trêve indue des Argiens, il est ὅσιον même en temps de fête de
repousser une attaque ennemie, et ce en vertu d’un νόμος universel. L’obéissance absolue de
Socrate, l’homme le plus sage au dire de la pythie, aux lois d’Athènes en vertu desquelles il a été
condamné à mort, nous emmènerait trop loin.
135. Didymes, FH10 (supra, p. 6162).
136. Delphes, FH2 (IG I3 7), le plus ancien oracle épigraphique d’Athènes. La restitution (l. 23) κατὰ τὰ
πάτρι[α καὶ τὴν μαντείαν τοῦ θεοῦ] s’accorde au reste du texte. Voir aussi certains exemples où les
πάτρια se cachent derrière « les usages des ancêtres » : Didymes, FH28 (voir n. 101) ; Delphes FH16,
(D.S. 15.49.1) : les gens d’Héliké sont invités par Delphes à faire des copies des autels ancestraux
à Héliké d’Ionie ; Delphes, FQ8 (D.S. 16.57.4) ; Delphes, H36 (Syll.3 1044, ca 280240, voir supra,
n. 82) : ἔσεσθαι λώϊον καὶ ἄμει|νον αὐτοῖς ἱλασκομένοις καὶ τιμῶσιν, καθάπερ| καὶ οἱ πρόγονοι,
Δία Πατρώϊον […], « qu’il serait meilleur et plus avantageux pour eux de se rendre favorable et
d’honorer, comme leurs ancêtres, Zeus Patrôos », etc. ; Didymes, FH 20 (Milet I.7 205a, l. 35, ca.
130 ap. J.C.) : Apollon et les dieux πάτριοι ont toujours soutenu le consultant dans son métier.
Dans le règlement religieux, à Philadelphie (supra, n. 72), Zeus donne des prescriptions sur les règles
de purification, κατά τε τὰ πάτρια καὶ ὡς νῦν [γέγραπται] : les ordres sont clairement révélés.
137. Delphes, FH9 (IG I3 78, l. 45, 2526, 3435). Je ne me prononce pas ici sur le côté politique du
décret. Voir aussi LSCG 31 (ive s. av. J.C.) : θύειν μὲν κατὰ τὰ] πάτρια καὶ κα[τὰ τὴν μαντείαν βοῦν
ἄρσενα] ἒ ταῦρον καὶ τ[έλεον οἶν (la restitution est peutêtre aventureuse), et Delphes, FH68 (FD,
III.2 66, l. 1221, ier s. ap. J.C.).
138. Kατὰ τὴν μαντείαν (et apparentés) : innombrables exemples, dont je ne ferai pas le relevé, car
la base de données (n. 2) se limite aux oracles rendus par les sanctuaires. Oracles rendus κατὰ
θεσμόν : Claros, MS8 (Césarée Trocetta ; SGO I, 04/01/01, l. 20). Claros, MS3 (Hiérapolis ; SGO
I, 02/12/01, l. 15) ; θέμις/θεσμόν ἐστί : Claros (?), Porph. apud Eus. PE 4.9 (robinson 1981, C33).
Didymes, SGO I, 01/23/02, l. 16 (pas dans fontenrose [1988] ; Héraclée du Latmos). Didymes,
FH29 (Flavianos Ulpianos ; I.Didyma 277, 16) ; ὡς ἔθος : Claros, MS4 (SGO I, 02/12/01, l. 13.
Porph. apud Eus. PE 5.16 / robinson [1981], C35). Didymes, FQ48 (Porph. apud Eus. PE 5.16.1).
Delphes, FQ267 (Philostr. VA 6.20). Aussi D.Chr. 13.9 et Heliod. Comm. in Dion.Thrac., p. 450,
19 (Dodone). Pour πάτριoν ἐστι (vel sim.), voir post-scriptum, p. 91.
139. Dans le Contre Macartatos de Démosthène (43.66), l’oracle confirme encore à deux reprises les
πάτρια (καττὰ πάτρια et καττὰ ἁγημένα) : ὅτι ταὐτὰ λέγει ὅ τε Σόλων ἐν τοῖς νόμοις καὶ ὁ θεὸς ἐν τῇ
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
75
à l’impiété 140. Comme souvent, dans la mentalité grecque, tout se trouve fondu au
même creuset.
L’εὐσέβεια 141 préoccupe beaucoup les Athéniens du ive siècle : en 352351, ils
traitent les Mégariens de κατάρατοι (« maudits »), à cause de la culture d’un terrain
sacré à Éleusis (dans le contexte de la troisième guerre sacrée, elle aussi issue d’un pro
blème de mise en culture de terres réservées à Apollon). Après avoir mobilisé toute
la cité, des démarques aux archontes, ils votent un décret sur le contrôle de tous les
ἱερά 142. La question de la mise en culture proprement dite — et non la question de la
guerre — est soumise à la pythie, qui rend un verdict négatif (et le terrain en question
fut laissé en friche). Le registre de l’impureté transparaît ici en interaction avec la
justice et la piété, Athènes agissant, tout en recourant à l’oracle, ὡς δι]καιότατα καὶ
εὐσεβέστατα, dans le plus grand respect des hommes et des dieux, et cette insistance est
loin d’être unique 143. Le soin apporté à respecter l’avis du dieu lors d’une modification
prévue des fêtes d’Artémis Skiris est digne d’attention : « Ce que le dieu révélera,
que les théopropes le rapportent à l’assemblée, que le démos, ainsi informé, délibère
μαντείᾳ (« ce que dit Solon dans les lois, le dieu le dit par ses oracles »). Démosthène (21.5154)
accuse Meidias d’ἀσέβεια à son égard, et par un raisonnement tortueux, l’accuse d’avoir porté
atteinte aux νόμοι des Dionysies qui, elles, sont κατὰ τὰ πάτρια et κατὰ τὴν μαντείαν.
140. Un règlement sacré (et versifié) d’Euromos en Carie (SGO I, 01/17/01), daté de ca 100 ap. J.C.,
limite l’entrée au sanctuaire à ceux qui ont une καθαρὰ φρήν et une âme qui s’est adonnée au
δίκαιον. Le ἱερὸς δόμος au contraire punit les esprits impurs ou les âmes injustes, et donne à ceux
dont la conduite plaît aux dieux les dons qu’il plaît aux dieux [de leur rendre en retour] (dans l’esprit
de Xénophon) : ὁσίοις δ’ [ὁ]σίους […] [χάριτας]. Autres exemples chez Chaniotis (1997), p. 164165 ; Chaniotis (2012) ; PetroviC (2012).
141. On se focalisera tout autant sur l’ἀσέβεια, qui est à la base de tant de ruptures entre hommes et
dieux : par ex. Delphes, FL19 (S. OT 14351443 : Œdipe, ἀσεβής et origine du fléau, réclame d’être
mis à mort). Sur εὐσέβεια, la loi, la coutume et la religion, voir les pages lumineuses de rudhardt
(2008), p. 9899.
142. Delphes, FH21 (IG II2 204 / rhodes – osborne (2003), no 58, l. 810) : ὀ[μόσαντας τὸν νόμιμον
ὅρκον ἦ μὴν] μήτε χάριτος ἕνεκα μὴτ’ ἔ[χθρᾶς ψηφιεῖσθαι, ἀλλὰ ὡς δι]καιότατα καὶ εὐσεβέστατα,
« après avoir juré le serment légal de ne pas voter avec complaisance ou partialité, mais de la façon
la plus juste et la plus pieuse possible » ; aussi l. 1516 et 5152. bonneChere (20122013). Entre
200 et 250 ap. J.C., Didymes fonctionne toujours selon la même habitude : au trésorier qui aimerait
ajouter un autel de Tyché dans le cercle des autels des autres divinités, Apollon répond : « il faut
rendre les honneurs à tous les bienheureux et les honorer tous », πάντας χρὴ τειμᾶν μά|καρας
πάντας τε σέβεσ|θαι ; tuChelt (1971), p. 9899, l. 1517.
143. Delphes, FH27 (SEG 21, 519, l. 810, ive s. av. J.C.) : les Acharniens (et/ou les Athéniens)
consultent un oracle « pour agir εὐσεβῶς dans les affaires divines ». Pour ces formules, qu’on
déclare trop facilement oratoires, voir bonneChere (2013b), p. 298, n. 34, à propos de IG II2 224.
Ajouter, en relation avec un oracle rendu et parfois avec les πάτρια, le plus souvent dans les cas d’asylie : FD
III.3 342, l. 45 (Cyzique, 300275 av. J.C.) ; IG XI.4 1027, l. 821 (Délos) ; FD III.4 153, l. 1617
(Delphes, 246242 av. J.C.) ; FD III.4 163, l. 1622 (Amphictionie, 210200 av. J.C.) ; IG ΧΙΙ.5 868,
1920, 29 et 33 (Ténos, ca 250 av. J.C.) ; IG XI.4 1061, 918 et 2728 (Téos, ca 172167 av. J.C.) ;
I.Kalchedon 5, l. 48 et 1415 (Phocée, ca 200 av. J.C.).
76
Pierre Bonnechere
afin que tout soit accompli en conformité avec le conseil du dieu 144. » Le dossier de
l’asylie de Magnésie du Méandre (221207) comprend quantité d’inscriptions qui lient
l’oracle obtenu, l’εὐσέβεια, le soin des dieux et parfois les πάτρια 145, par exemple : πρὸς
τὸ θεῖον ὁσίως καὶ εὐσε̣β̣[ῶς δι]α̣κεῖσθαι (« faire preuve d’une conduite qui plaît aux
dieux et pieuse ») ou πρός τε τ[ὴ]ν θεὰν ὁσιότης (« une attitude respectueuse envers
la déesse ») 146. Dans certains oracles enfin, souvent rapportés par des sources post
classiques, le dieu se pose spécifiquement en « nomothète », même si cela touche
avant tout le « religieux » 147.
144. Didymes, FH8 (LSAM 47 ; 225 av. J.C.) : [ἂ]ν ὁ θεὸς θεσπίσῃ οἱ μὲν θεοπρόποι εἰσαγγειλάτωσαν | εἰς
ἐκκλησίαν, ὁ δὲ δῆμος | ἀκούσας βουλευσάσθω, ὅπως | πάντα πραχθήσεται ἀκολούθως τῆι τοῦ θεοῦ
συμβουλ[ί]|α[ι]. Il ne s’agit pas de délibérer sur l’oracle, mais de soumettre une proposition pieuse
qui sera avalisée par l’oracle, et qu’il faudra par la suite faire respecter à la lettre comme un ordre
du dieu. Afin de s’assurer de la même bienveillance divine, c’est tout l’appareil politique de Milet
qui prie Apollon pour la bonne mise en œuvre d’un oracle concernant l’isopolitie avec Héraclée du
Latmos : Didymes, FH12 (Milet I.3 150, l. 1825 ; 180 av. J.C.). Cette implication de tout le corps
civique n’est pas limitée aux cas oraculaires : voir par ex. I.Magnesia 98, l. 2131 (LSAM 32).
145. Delphes, FH45 (221207 av. J.C.). Je renvoie sans détail aux inscriptions (toutes reprises par
riGsby [1996]) : I.Magnesia 16 (Magnésie), 31 (Acarnanie), 33 (Gonnoi), 34 (Ligue phocéenne),
35 (Same), 36 (Ithaque), 37 (Athènes), 38 (Mégalopolis), 39 (Ligue achéenne), 43 (Messène),
44 (Corcyre), 45 (Apollonie), 46 (Épidamne), 48 (Érétrie), 52 (Mytilène ?), 53 (Clazomènes), 54
(artistes de Dionysos), 56 (Cnide), 58 (ville d’Asie Mineure ?), 61 (Antioche de Perse), 6263 (villes
inconnues), 72 (Syracuse), 79 (Antioche de Pisidie ?), 85 (Tralles) ; BCH 77 (1953), p. 169, l. 3536
(Delphes). À l’inverse, prétendre à la manipulation d’un oracle peut, chez certains auteurs, passer
pour une impiété (ἀσεβήμα) : voir Plu. Mor. 860d ; Hdt. 6.75 (affaire de Démarate : bonneChere
[2013a]). Même idée pour la Pythaïde à Athènes (Delphes, FH57 ; FD III.2 50, l. 24 : συναύξοντές
τε τὰ[ν ποτὶ το]ὺς θεοὺς ὁσιότατα, « désireux d’augmenter le digne comportement envers les dieux »,
et plusieurs attestations du terme εὐσέβεια ; FD III.2 47, l. 12 : τιμῶσα μὲν καὶ σεβομένα τὸν θεῖον
δ[ιὰ] [π]αντός, αὔξειν δὲ προαιρειμένα τὰ νόμιμα καὶ τὰ πάτρια τῶν θεῶν) ; FD III.2. 48, l. 7 et peut
être III.54, l. 8.
146. Cité d’Asie Mineure (?) : riGsby (1996), no 107 (I.Magnesia 58, l. 2526) ; Tralles : riGsby (1996), no
129 (I.Magnesia 85, l. 12). Même chose dans le décret sur la réorganisation (partielle) des Thargélies
à Athènes (SEG 21, 469C, l. 129128 av. J.C.) : un long préambule y allègue les πάτρια, une πρὸς
τοὺς θεοὺς εὐσέβεια, une πρὸς τοὺς θεοὺς ὁσιότης, des oracles d’Apollon Pythien (dieu nommé
« ancestral ») sur les sacrifices ancestraux à accomplir, puis vient la proposition : […] Τίμαρχος
Σφήττιος […] [τούς τε] χ[ρησμ]οὺς καὶ τὰ ὑπάρχοντα ἀνενεώσατο τ[ίμ]ια| πρ[ῶ]τον δ[ιὰ νόμων
τεταγμέν]<α> τῶι θεῶι […], « Timarque de Sphettos […] a rappelé (ou réactivé/renouvelé) les
oracles et les honneurs qui avaient été assignés au dieu par les lois […] », dans le but de magnifier
la fête. Une superbe convergence marque aussi le décret des orgéons de Bendis, vers 260 av. J.C. :
κατά τε τὰ πάτρια τῶν Θραικῶν καὶ τοὺς τῆς πόλ[εως νόμου]|ς καὶ ἔχει καλῶς καὶ εὐσεβῶς παντὶ τῶι
ἔθν[ει τὰ πρὸς τοὺ]|ς θεούς (« selon les πάτρια des Thraces, selon les [lois] de la cité, et afin que les
affaires concernant les dieux aillent de belle façon et pieusement pour le peuple [des Thraces] tout
entier ») : IG II2 1283, l. 2527 et aussi 913 (formulation très proche des décrets publics athéniens).
147. belayChe (2007). Didymes, FH3031 (I.Didyma 504, l. 2526). Voir aussi Delphes, FQ5 (supra,
n. 103) ; FQ235 (supra, n. 103) ; FQ243 (Plu. Mor. 264f : la pythie, à propos des gens « décédés »
et revenus à la vie, instaure un rituel adéquat) ; Delphes, FL141142 (schol. ad Pl. Lg. 865b : νόμος
ἤτοι χρησμός) ; Delphes, FL146 (Porph. Abst. 2.9.2 : la femme qui a tué malgré elle un cochon
redoute d’avoir agi ὡς παράνομον — et impure, dans ce cas — mais Delphes la détrompe) ; oracle
alphabétique, Adada [Tradition I] et Olympos / Side [Tradition II], nollé (2007), p. 233 et 241
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
77
À côté des crimes de sang ou des conduites sacrilèges, les inhumations inhabituelles
sont une autre source potentielle d’impureté. Les Pergaméniens, peu après 150 de
notre ère, demandent à Didymes : « Où seraitil ὅσιον d’enterrer les ‘héros’ (soient
les défunts, à cette époque) Marcellus et Rufinus, si on tient compte de l’excellence
de leur vie 148 ? » Sans doute visaiton leur inhumation dans un secteur normalement
interdit, une décision — pieuse — déjà prise en assemblée, sous réserve d’acceptation
divine, qui faisait des défunts des « héros » au sens plus strict du terme. Réponse
et contexte sont perdus, mais la gravure même de la question montre que le dieu
avait agréé à la demande. Plutarque cite précisément un oracle delphique rendu aux
Sicyoniens, pour leur permettre de déroger à une antique loi afin d’enterrer le stratège
Aratos intra muros 149: Apollon aurait accepté, en précisant, diton, que lui refuser cet
honneur serait « une impiété (ἀσέβημα) sur terre, sur mer et dans le ciel ». La réponse
impliquait qu’Aratos se trouvait implicitement promu au rang de héros 150.
En matière de comportement ὅσιον ou non, ces deux oracles sont préfigurés
dans la parabole très réussie d’un suppliant chez Hérodote. Par deux fois, l’Apollon
de Didymes autorise les Kyméens à livrer le suppliant Pactyès aux Perses. Intrigué,
le bien nommé Aristodicos chasse alors les oiseaux, « suppliants du dieu », ce pour
quoi Apollon l’appelle « le plus impie des hommes » (ἀνοσιώτατε ἀνθρώπων). Le dieu
explique son paradoxe: il a enjoint aux Kyméens de livrer le suppliant pour que ceux
ci soient éradiqués et punis de leur ἀσέβεια 151. Le seul fait d’envisager pareil désaveu
des lois divines, et des πάτρια tout en même temps, puis d’en demander une caution
oraculaire, rend les Kyméens ἀνοσιωτάτοι et ἀσεβήσαντες 152. De fait, ἀνόσιος et ἀσεβής
sont proches, ainsi que leurs opposés, ὅσιος et εὐσεβής 153, comme le montrait en
mode réel l’histoire d’Agésipolis confronté à la trêve trompeuse des Argiens.
(Δύναμις ἄκαιρος ἐν νόμοισιν ἀσθενής, « la force employée au mauvais moment a peu de valeur
dans les lois »). Voir encore Delphes, FQ118 (Lib. Decl. 64.16 ; P.Oxy. 1367, l. 1939). Trouvant son
inspiration directe dans la République de Platon, qui fait d’Apollon un nomothète et l’exégète des
πάτρια, Julien (Or. 6 [9].188a) couronne cette idée à la fin du ive s. ap. J.C. : ὁ τῆς ῾Ελλάδος κοινὸς
ἡγεμὼν καὶ νομοθέτης καὶ βασιλεύς, ὁ ἐν Δελφοῖς θεός.
148. Didymes, FA7 (AvP VIII.3 2) : πυνθανομένων Περ|γαμηνῶν τοῦ ἐν Διδύμοι[ς] | ᾿Απόλλωνος, ὅποι
ὅσιον | εἴη θάπτεσθαι τοὺς | ἥρωας Μάρκ[ε]λλον καὶ ῾Ρουφεῖνον διὰ τὸ | παρελθὸν αὐτοῖς | ἐνάρετον
τοῦ βίου.
149. Delphes, FQ235 (Plu. Arat. 53).
150. Notons encore une fois la difficulté lexicale : ὅσιος est cité dans l’inscription à Didymes, mais pas
chez Plutarque.
151. Didymes, FQ38 (Hdt. 1.157158). Voir Peels (2016), p. 116119.
152. Il en va de même pour l’épisode de Glaucos, qui tente de voler une caution en s’assurant du
concours de la pythie, un geste qui cause l’éradication de sa maison (Delphes, FQ92. Hdt. 6.86 ;
voir aussi Paus. 2.18.2, qui associe l’histoire à un μίασμα) ; voir GaGné (2013), p. 278296. Dans un
autre registre, on rapportait que, face à Jason de Phères, dont on craignait qu’il vole les richesses
delphiques, Apollon aurait répondu qu’il en faisait son affaire (Delphes, FH16, qui devrait en fait
être classé Q). Le crime redouté est la ἱεροσυλία.
153. rudhardt (1992) [1958], p. [ii], 15 et 32 et surtout Peels (2016) (voir n. 100).
78
Pierre Bonnechere
Vers 200150 av. J.C., le décret honorifique de Colophon en faveur de
Ménophilos, chresmologue de Smyrne promu prophète de Claros, résume bien le
cercle de renforcement des traditions dans lequel l’oracle joue un rôle de premier
plan. Le dieu, guide et sauveur de la cité, a appointé Ménophilos comme prophète
par voie oraculaire, avec l’accord du peuple. Entendons par là que sa candidature,
étudiée par le conseil, avait été approuvée en assemblée, avant soumission à l’oracle
pour approbation ou refus. Il se distingue par sa πρὸ[ς θεοὺς εὐσέβει]|α (« sa piété
envers les dieux »), sa πρὸς ἀνθρώπους ὁσιό[της (« une attitude envers les hommes
qui plaît aux dieux »), sa présidence appropriée à la renommée de l’oracle, et son
comportement qui convient à sa consécration, [κα]|θιερώσις. En conséquence, les
Colophoniens, soucieux de promouvoir leur bonne conduite à tous, lui confèrent
des privilèges majeurs 154. Toutes les qualités mises de l’avant, assez habituelles dans
les inscriptions honorifiques, renforcent ici en retour l’omniscience, la haute tenue
morale et religieuse de l’oracle. Cette idée semble gagner en importance entre les
époques classique et romaine. Rapportant l’histoire d’Éaque, dont les prières sauvent
toute la Grèce d’un fléau, Isocrate mentionne le fait sans intervention oraculaire.
Chez Apollodore, Éaque est présenté comme le plus pieux de tous les hommes
(εὐσεβέστατος πάντων), et c’est pour cette raison que l’oracle de Delphes en personne
exige qu’Éaque prie pour l’Hellade 155.
3. La pureté dans le discours mantique (II) : les réponses
oraculaires
Audelà des questions ou des réponses en rapport avec la pureté, il faut maintenant
faire retour sur l’utilisation de certains vocables liés au thème, selon deux angles : (1)
les instructions oraculaires à propos d’actes « purs » à accomplir et (2) les allusions
faites par le dieu à une atmosphère de pureté. D’impressionniste, le tableau devient ici
pointilliste. De plus, à partir de la fin de l’époque hellénistique, et c’est une nouveauté,
les oracles sont très souvent versifiés, une question trop éloignée de notre sujet (je suis
persuadé que les oracles en vers sont une nouveauté archaïsante de la seconde partie
154. robert – robert (1992) (ier s. av. ier s. ap. J.C.). En 202 ap. J.C., le prophète Ulpianus, dit εὐσεβής,
semble consulter le dieu après que celuici s’est manifesté par des visions et des oracles, à cause de
son εὐσέβεια. Il est θέμις que le dieu lui réponde, et comme Ulpianus a toujours obéi aux oracles, il
a augmenté sa pieuse confiance dans les dieux (?) (θε|[οπειθέα μῆτι]ν) (Didymes, FA1. I.Didyma 278,
l. 2). Idem pour le prophète Pomponius Pollio (Didymes, FB4. I.Didyma 280, l. 2) et le contrôleur
Hermias (Didymes, FH27. tuChelt [1971], p. 9899, l. 1517). Idem pour Delphes, FH38 (Cyzique,
vers 200 av. J.C. FD III.3 342, l. 45) : καλῶς [καὶ εὐσεβέ]ως καὶ εὐτυχῶς. Voir aussi Didymes,
FB5. Dans un oracle fragmentaire de Didymes (FA6) vers 200 ap. J.C., on risque ε]ὐ<σ>έβει, tout
proche d’un θεσμ̣[]. Cette idée se théorise dès l’époque classique et perdure ; voir Porph. apud Eus.
PE 4.9.12 : les dieux établissent le culte dont ils veulent être honorés en toute piété. Aussi supra,
n. 144: les prêtres d’Éleusis sont partie prenante dans la résolution du conflit avec les Mégariens,
dans une affaire où Athènes consulte l’oracle « en toute piété ». Pour des exemples sans oracle (par
ex. SEG 45, 1515, en Carie), avec mention de la justice, voir Chaniotis (2004), p. 3132.
155. Delphes, FL46 (Isoc. 9.14 et Apollod. 3.12.6).
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
79
de l’époque hellénistique et surtout de l’époque romaine), mais la poésie ajoute à la
perfection et à la pureté du contact avec le divin.
3.1. Les injonctions relatives à des actes à accomplir « de façon pure »
Au iie s. ap. J.C., dans un des premiers oracles de Claros destiné à contrer une
épidémie, Apollon prescrit divers sacrifices, dont celui d’un veau ἄζυγος et ἁγνός 156.
Un autre prévoit l’érection d’une statue d’Artémis, qui luttera contre le λοιμός et les
φάρμακα, ce qui implique un contresort, ou des rites qui permettront le retour à
la normale 157. D’autres demandent l’érection d’une statue d’Apollon « sacrée » (ἱρὸν
ἄγαλμα) 158, l’usage d’une « boisson pure », καθαρός πότος, à fumiger au soufre, et en
provenance de sept sources 159, des victimes pures 160 ainsi que des offrandes pures
tous les mois (εὐαγίας δ’ ἐπὶ τοῦδε τε[λ]είετε μηνὸς ἑκάστο[υ]) 161.
Le domaine littéraire n’est pas foncièrement différent. Les prières qu’Éaque doit
accomplir selon la pythie sont effectuées avec des mains pures, pureté qui garantit
l’efficacité du rite 162. À Kadmos en quête de sa sœur Europe, Delphes enjoint de
fonder une cité à l’endroit où une vache guide s’arrêtera d’ellemême. Là et alors, il
devra la sacrifier à la Terre, ἁγνῶς καὶ καθαρῶς 163. Il s’agit d’une formule hésiodique
qui apparaît dans une série d’actes à ne pas commettre : vol, adultère, maltraitance des
suppliants, des orphelins, de son père âgé, et l’invitation à offrir, ἁγνῶς καὶ καθαρῶς,
des sacrifices aux dieux qui punissent pareils égarements. Cette formule revient, iden
tique, dans l’oracle rendu à Lycurgue qui demandait à Apollon « s’il était meilleur pour
Sparte d’obéir à ces lois » 164. Une fois encore, le texte de l’oracle rendu à Lycurgue
puise à la tradition et la renforce. Oenomaos détaille la réponse minimale transmise
par Xénophon 165 : Apollon y définit les comportements justes qui garantissent la
protection divine, à savoir la docilité aux oracles, le respect des promesses et des
156. Claros, MS2 (Pergame ; SGO I, 06/02/01, l. 2022).
157. Claros, MS11 (Éphèse ou une ville de la vallée de l’Hermos ; SGO I, 03/02/01).
158. Claros, MS4 (Hiérapolis ; SGO I, 02/12/01, B, l. 19).
159. Claros, MS8 (Césarée Trocetta ; SGO I, 04/01/01, l. 2224). Voir aussi l’usage d’eau et de cendre
ἱερά dans un oracle d’Asclépios (Lebena, ier s. av. J.C. ; IC I.xvii no 17, l. 1213).
160. Claros, MS4 (Hiérapolis ; SGO I, 02/12/01, B, l. 14) : μετ’ εὐαγέεσσι θυηλαῖς.
161. Claros, MS19 (Yalini Serai [Lydie] ; SGO III, 16/31/01, l. 3 de l’oracle). Un oracle de Didymes,
enfin, vers 285305 ap. J.C., préconise l’emploi de « psalmodies sacrées », βοᾶι εὐιέροι (Didymes,
FH31 ; I.Didyma 504).
162. Delphes, FL46 (Clem.Al. Strom. 6.3.28 : τὰς καθαρὰς χεῖρας ἐκτείνας εἰς οὐρανόν, « tendant ses
mains pures/purifiées vers le ciel »). Voir aussi Delphes, FH68 (ca 250 ap. J.C.) : le prêtre doit
sacrifier φοιβῇ χερὶ.
163. Delphes, FL11. Les sources explicites sont tardives (notamment schol. ad E. Ph. 638), mais elles
remontent au moins à Hellanicos.
164. Hes. Op. 336337 ; h.Ap. 121 (Apollon nouveauné baigné par les déesses). Lycurgue : Delphes, FQ8.
165. Voir supra, n. 129.
80
Pierre Bonnechere
serments, la justice dans les rapports avec les concitoyens et les étrangers, le respect
ἁγνῶς καὶ καθαρῶς des gens âgés, et enfin l’honneur dû à divers héros de Sparte.
Tous ces comportements assurent la protection divine et relèvent aussi du champ de
concepts interactifs de ὅσιος, δίκαιος et εὐσεβής 166.
Un mot rapide à propos des oracles par les sorts, typiques des iie et iiie siècles
ap. J.C. Leur vocabulaire est souvent moins recherché que celui des grands oracles
du renouveau d’époque romaine, puisque leur message simple est préfabriqué, à l’in
verse des oracles de Claros et Didymes qui font l’objet d’élaborations littéraires très
recherchées. Le vocabulaire du pur et de l’impur ne s’y est que rarement insinué.
Ψυχῆς καθαρμὸν σώματός τε προσδέχου, « accepte / attends une purification du corps
et de l’âme », ou encore Ψῆφον δικαίαν τήνδε παρὰ θεῶν ἔχεις, « tu as reçu un juste
avis des dieux », disent les oracles alphabétiques 167. Une seule réponse sur les 1030
que comptent les Sortes Astrampsychi annonce : ἐπιβαλοῦ μετὰ καθαροῦ συνειδότος,
soit « consulte avec une conscience pure » 168. Dans l’oracle par astragalomancie
d’Antioche ad Cragos, le dieu fait de même mention d’un air pur et lumineux qui
attend le consultant une fois sorti des nuages 169 (ἐκ νεφέων ἀὴ̣ρ κ̣αθαρὸ̣ς καὶ εὔδιος
ἔσται). On ne saurait jauger le sens second, s’il existe. Toutefois dans les théories philo
sophiques, l’âme, une fois sortie du corps, se répand dans l’air « pur et clair » pour se
fondre au savoir divin 170. Si les oracles par astragalomancie ne sont guère branchés sur
la philosophie, on ne peut nier une évidente parenté, même dans le vocabulaire, qui
prouve peutêtre que ces théories étaient plus ou moins vulgarisées, ou encore qu’elles
procédaient d’une vision largement répandue et aujourd’hui sousestimée.
3.2. L’atmosphère de « pureté » des réponses oraculaires
Bien des réponses enfin s’inscrivent dans un cadre « sacré » au sens large, par
la référence à des vocables évocateurs. Dans les réponses, souvent élaborées par les
consultants euxmêmes qui soumettent à l’oracle une alternative à deux choix (oui
166. rudhardt (1992) [1958], p. 3037 ; Peels (2016), p. 6667. Eusèbe rapporte un oracle d’Oenomaos
qui, bien que corrompu, laisse entrevoir une injonction de purification (Delphes, FQ243 ; PE
5.31) : l’expression καθαρμόν Φοίβου n’y est pas claire, non plus que l’acception de εὐάγειν.
167. nollé (2007), Hiérapolis (sites 1 et 2) [Tradition IV], p. 256 ; Timbriada/ Soloi [Tradition V],
p. 272 ; var. Ψυχῆς ἐρχόμενον καὶ σώματος ἴσθι καθαρμόν (« Sache qu’arrive une purification du
corps et de l’âme ») ; nollé (2007), Olympos / Side [Tradition II] / p. 241 ; Aspendos / Kybira /
Pednelissos / Oinoanda / Olympos (site 2) [Tradition III] / p. 243, 245, 248, 249, 250.
168. steWart (2001), p. 81, décade 97.7 : encore ne s’agitil que d’une des 90 réponses qu’on ne peut pas
atteindre, en raison du système tortueux d’exploitation des Sortes.
169. nollé (2007), Ant 4, 1, p. 195.
170. Par ex. Plu. Mor. 590ab et Mor. 563e564b (ἀὴρ καθαρὸς καὶ διαυγής), qui décrit justement la
séparation de l’âme dans l’oracle de Trophonios à Lébadée. Le mythe philosophique de l’œuvre,
qui est l’oracle délivré par Trophonios au jeune Timarque, élabore sur la purification des âmes (certaines
sont pures, d’autres μιαραὶ καὶ ἀκάθαρτοι). Trophonios est par ailleurs moqué dans les Nuées
d’Aristophane (bonneChere [2003], passim). Il faudrait une recherche plus approfondie pour juger
de la diffusion de ces conceptions.
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
81
ou non), on trouve ça et là des allusions au sacré et à la pureté quant aux rites et à la
perfection du monde oraculaire et divin. Même chose, du côté littéraire, dans l’oracle
pythique rendu sur l’âme de Plotin décédé, la pureté est partout : Éaque est δίκαιος,
le chœur des Muses est sacré (ἱερὸς χορός), l’âme du sage est pure (καθαρά ψυχή),
comme la joie (εὐφροσύνη), et évolue parmi les démons vraiment purs (μετὰ δαίμονας
ἁγνοὺς) 171. Il existe bien un oracle qui exige un comble d’impiété — une exception
— mais qui se trouve être fondateur d’une procession importante entre Thèbes et
Dodone, la tripodéphorie (le vol d’un trépied en Béotie et son transport rituel en
Thesprotie) 172.
3.2.1. La pureté des gens
À Stobai de Macédoine, une épitaphe sous la statue d’une prêtresse d’Artémis et
des Augustes rapporte que Claudia Prisca a officié soixante années durant, ὁσιώτατα, et
qu’Apollon a témoigné à propos de son ἁγνεία 173. À Magnésie du Méandre, une célèbre
inscription rapporte un oracle de la pythie sur l’organisation des thiases bacchiques.
Elle date de l’époque hadrienne et aurait été « retranscrite » par un myste, qui consacre
en même temps un autel au dieu 174. On y lit la désinvolture des Magnésiens qui, pour
avoir oublié le culte de Dionysos, sont envoyés à Thèbes pour y quérir des Ménades.
Le dieu leur enjoint, en outre, d’établir un prêtre digne et « pur » (ἱερῆα τίθει δὲ εὐάρτιον
ἁγνόν). À la même époque, la prêtresse pressentie d’Athéna, Satorneila, est dite σεμνή,
« vénérable » 175. Vénérable aussi le grand âge des gens qui se baignent selon un oracle
de Didymes 176. Le prophète Philodémos de Milet, comme en témoigne Apollon en
67 av. J.C., a l’âme ὅσια 177. Dans la veine littéraire, Archiloque chez Élien est ἱερός
τῶν Μουσῶν, et une jeune femme sacrifiée pour remporter la victoire doit être un
171. Plotin : Delphes, FH69 (contexte typique des ChampsÉlysées). Voir aussi Philostr. VA 8.19:
Trophonios révèle que la philosophie de Pythagore est la plus pure/purifiée, καθαρωτάτη.
172. Entre autres Ephor. FGrH 70 F 119 (apud Str. 9.2.4) : εἰ μέγιστον ἀσέβημα ἀσεβήσουσι. Voir
bonneChere (1994), p. 141144.
173. Claros, robinson, C20 : [Ἀρτέμι]δος Λοχίας ἱέρειαν καὶ Σεβαστῶν [Κ]λαυδίαν | Πρεῖσκαν
ἱερασαμένην ὁσιώτατα ἔτεσιν ξ’, μαρτυρηθεῖσάν τε | ἐπὶ ἁγνείᾳ ὑπὸ τοῦ Κλαρίου Ἀπόλλωνος, Μεστρία
Πρεῖσκα | ἡ ἔγγονος λαβοῦσα τόπον δόγματι βουλῆς. La statue a été autorisée par le conseil et érigée
par la petitefille de Claudia, Maestria Prisca. Voir robert, BE (1958), n◦ 303 et GeorGoudi –
Pirenne-delforGe (2005), p. 67 (avec textes et bibl.).
174. Delphes, FL171. JaCCottet (2003), 2 n◦ 146. Je n’entre pas ici dans le débat des oracles « retrans
crits », qui peuvent aussi bien être inventés de toutes pièces, avec toujours la plus grande piété
envers le dieu.
175. Sans doute ἁγνή serait plus logique, mais Satorneila n’est plus vierge, comme le veut la coutume, et
c’est pourquoi d’ailleurs les Milésiens ont recours à l’oracle, qui accepte la candidature (Didymes,
FH25 ; ZPE 8 [1971], p. 9394, l. 8 et 25). Sur le couple ἁγνός/σεμνός: voir Parker (1996) [1983],
p. 147149.
176. Didymes [?], FH24 (I.Didyma 501, l. 6). À l’inverse, quand les Sybarites révéreront (σεβίζω) un
homme plus qu’un dieu, leur cité sera détruite (Delphes, FQ122 ; Timae. FGrH 566 F 50).
177. Didymes, FB2 (I.Didyma 229, II, l. 18).
82
Pierre Bonnechere
καθαρὸν ἱερεῖον 178. Élien rapporte un oracle qui innocente l’homme qui tue son ami
en le défendant contre des brigands. La pythie l’assure que sa main est davantage pure
qu’auparavant (καθαρώτερος, en dépit du sang versé), alors qu’elle chasse du temple
(comme impur même si ce n’est pas dit), un autre homme qui avait fui plutôt que de
porter secours à leur ami 179.
3.2.2. La pureté des dieux
Les paroles du dieu de Claros sont ἱεραί 180. Entre le ier siècle av. J.C. et le ier
ap. J.C., pour la question du choix d’une prêtrise, l’oracle dénomme Athéna ἁγνή 181.
Au iie siècle ap. J.C., un oracle de Claros, après avoir préconisé l’érection d’une statue
d’Artémis, qui vaincra les φάρμακα en faisant fondre à la flamme des figurines de
cire, prescrit d’instaurer des sacrifices à la « pure Artémis » (ἁγνή) 182. Dans un ticketoracle égyptien, rédigé en grec et daté des iieiiie siècles ap. J.C., le consultant reçoit le
feu vert à son action, dans un oracle qu’il doit à ἁγνή Déméter 183. À Didymes, à la
fin du iiie siècle ap. J.C., le prophète Damianos demande à Apollon, en deux temps,
s’il faut établir un autel à Coré et, après réponse du dieu, quelle épiclèse hymnique et
de bon augure choisir pour la déesse. À deux reprises, Coré est appelée ἁγιωτάτη, et
Déméter une fois σεβασμιωτάτη 184, comme en écho aux déesses σεμναί dont dépend,
selon Apollon, le salut d’Oreste 185. Sans doute toutes ces déesses sontelles appelées
« pures » depuis l’épopée homérique, la tragédie ou dans la littérature en général, mais
cela n’enlève rien au fait que l’oracle les désigne ici sous ces vocables précis, dans un
très net contexte de pureté. Les divinités se trouvent donc présentées dans leur plus
178. Archiloque : Delphes, FQ58. Chez Élien (fr. 80) et Héraclide de Lembos (Constitutions 8), Corax est
dit ἐναγής, mais parvient à faire changer d’avis la divinité, en alléguant ἀλλὰ καθαρός εἰμι, ἄναξ, ἐν
χειρῶν γὰρ νόμῳ ἔκτεινα (« mais je suis pur, seigneur, car je l’ai tué dans un combat face à face »).
Aepytides : Delphes, FQ14 (seul Eusèbe, citant Oenomaos, emploie καθαρός, et c’est évidemment
négatif).
179. Delphes, FL141142 (Ael. VH 3.44, οὔ σε μιαίνει αἷμα).
180. Claros, MS5 (SGO I, 02/12/02, l. 2). Le texte parle de ἐνοπαί, dont la traduction est délicate, allant
de la parole au bruit du tonnerre : les dieux communiquent selon leur propre façon.
181. Didymes, SGO I, 01/23/02, l. 9 (Héraclée du Latmos, pas dans fontenrose [1988]).
182. Claros, MS11 (SGO I, 03/02/01, l. 15).
183. P.Yale 2.131 : Δήμητρος ἁγνῆς τοῦτον εἴληφας φίλον τὸν τῆς ἀληθείας σου χρησμόν· ἐγμαθὼν ὅπου
τι πράσσεις, ὕπαγε καὶ ἐπιτυγχάνεις, « tu as pris cet oracle de vérité qui t’est favorable de Déméter la
toute pure : maintenant que tu as appris quand/où agir, retiretoi et tu atteindras ton but ».
184. Didymes, FH3031 (I.Didyma 504, l. 2526, l. 6, 2223). Damianos luimême est dénommé φιλόθεος
(l. 7). Il faut σέβεσθαι les dieux (Didymes, FH27 ; tuChelt [1971], p. 9899, l. 1517). Delphes,
FQ211 (Plu. Alex. 3.12). Delphes, FQ241 (Paus. 10.19.3 : σέβεσθαι ; Oenomaos apud Eus. PE
5.31.2). Voir encore Delphes, FL101 et 149. Oracle par astragalomancie trouvé à Termessos
(nollé [2007], TerS 4, 4, p. 214 : σέβου).
185. Delphes, FL10 (S. OT 8495). Voir bien plus tard un oracle chez X.Eph. 1.6.12 (Isis σεμνή).
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
83
impressionnante majesté, forçant le respect 186. À rebours, les sources chrétiennes se
moquent des dieux oraculaires en confondant ces mêmes prétentions à la pureté 187.
3.2.3. La sacralité des lieux
Dans les oracles légendaires ou post eventum, on retrouve l’ajout de termes relatifs
à la pureté qui ne sont pas nécessaires en soi, car par nature une source, ou une
ville, ou une montagne, peut être ἱερά/ός 188. Comme pour les dieux, la spécification
demeure intéressante, même si les cas sont rares. Dès le ve siècle av. J.C., Œdipe
a été averti par un oracle qu’il terminerait sa vie à ἱερὸς Κολωνός 189. Thèbes a un
ἱερὸν πέδον, Magnésie un ἱερὸν ἄστυ, comme Sestos 190. Une prédiction dit aux gens
de Smyrne d’habiter le Pagos audelà du Mélès sacré (ἰεροῖο Μέλητος) 191. Séleucos
est investi de la mission de faire de Daphné, près d’Antioche, une ville ἱερά 192. Les
Chalcidiens fondent Rhegion sur la base d’un oracle qui leur enjoint de trouver l᾿Apsia,
ποταμῶν ἱερώτατος 193. Myskellos est invité à chercher la ἱερὰ χθών des Courètes 194, et
les Carystiens à fonder une ἱερὰν χώραν en Eubée 195. Le port consacré de Delphes a
des rives ἱεραί 196. Les Rhodiens se font dire par la pythie de s’installer à l’embouchure
d’un fleuve ἁγνός — le Géla — et d’appeler leur cité du même nom 197, et la plaine
d’Apollon est désignée ἁγνόν dans une réponse pythique à Oreste 198, dont le bras doit
venger son père d’un sacrifice juste 199.
186. Une inscription de Dodone (DVC 3871) parle de l’ὄλβος de la déesse, mais le contexte ne se laisse
guère élucider.
187. Apollon est ironiquement appelé δικαιότερος par ses détracteurs chrétiens (Delphes, FQ55 ;
Oenomaos apud Eus. PE 6.7.78), ou encore ἁγνός καὶ ἀμίαντος (Delphes, FQ241 : Théodoret de
Cyr Thérap. 10.39 ; idem en 10.34 contre Lycurgue). Origène (Cels. 3.25) se moque d’Archiloque, soi
disant εὐσεβής (Delphes, FQ58), et Oenomaos apud Eus. (PE 5.20.10) de la piété naïve de Crésus
(Delphes, FQ100). Sur le remploi de thèmes liés à la pureté par les chrétiens, voir supra, n. 123.
188. rudhardt (1999), p. 2230.
189. Delphes, FL20 (E. Ph. 1707). Voir CalaMe (1996).
190. Thèbes et Magnésie : Delphes, FL171 (I.Magnesia 215, l. 14 et 25). Sestos: Claros, MS9 (I.Sestos 11,
l. 1).
191. Claros, MS1 (Paus. 7.5.3 et SGO I, 05/01/01, l. 2).
192. Didymes, FQ43 (Lib. Or. 11.99).
193. Delphes, FQ33 (D.S. 8.23.2).
194. Delphes, FQ29 (D.S. 8.17.1). Un repère pour y arriver est la ville ἱερά de Crimisa.
195. Delphes, FL52 (Œnomaos apud Eus. PE 6.7).
196. Delphes, FQ71 (Aeschin. 3.112119).
197. Delphes, FQ40 (D.S. 8.3).
198. Delphes, FL29 (E. IT 968982).
199. Delphes, FL7 (S. El. 3237: χειρὸς ἐνδίκους σφαγάς). Même le jour est ἱερόν dans un oracle rendu
aux Messéniens (Delphes, FQ16. Paus. 4.12.3).
84
Pierre Bonnechere
3.2.4. La sacralité des objets et des rites
Tout rite prescrit par l’oracle est pur ou sacré, par définition 200, mais certains
objets voient leur pureté explicitée ou magnifiée. Au milieu du ive siècle av. J.C.,
une question au Zeus de Dodone (ou une réponse) semble indiquer de faire à un
héros des offrandes de fleur de farine pure (<ἀ>λινὰς καθ<α>ρὰς ὡραῖα ῥέ[ξαι]) 201.
Le feu de Delphes est dit καθαρός par Apollon en personne 202. Vers 335334 av. J.C.,
Athènes interroge Delphes (?) pour voir s’il est avantageux de magnifier les habits/
ornements des deux déesses, habits décrits comme ἱερούς 203. Selon Héraclide de
Lembos, l’oracle de Didymes refuse l’accès aux oligarques qui avaient brûlé vifs les
Gergithai, ce qui avait aussi provoqué l’embrasement spontané d’un olivier ἱερά 204.
Dans les Argonautiques, un oracle indique de consacrer dans un temple une ancre qui
devient du même coup ἱερός 205. On prédit au père d’Euripide que son fils aura la tête
ceinte de couronnes sacrées (στεφέων ἱερῶν) 206. Le prophète Philodémos « à l’âme
ὅσια » est couronné par Apollon de couronnes sacrées, ἱεροὶ στέφανοι 207. La table que
le prophète Ulpianos, au iiie siècle ap. J.C., veut consacrer à Coré est dite, dans une
seconde consultation oraculaire, [τράπεζα] ἱερά 208. Lors de la demande d’asylie pour
les fêtes d’Artémis Leucophriène, cautionnée par un oracle, on estime que la cité
rend une δικαίαν χάριν 209. Euthyches interroge l’oracle de Didymes pour préciser sa
conduite religieuse (ἱερουργία) 210.
Au total donc, à la pureté du lieu oraculaire, que nous avons rapidement évo
quée au début, il faut ajouter les très nombreuses touches impressionnistes qui,
200. Il peut aussi être « juste » : Ἐρᾷς δικαίων ἐγ γάμων ἰδεῖν σποράν (Olympos/ Side [Tradition II],
nollé (2007), p. 241 et Aspendos / Kybira / Pednelissos / Oinoanda / Olympos (site 2) [Tradition
III], ibidem, p. 245, 246, 247, 250 : « tu aimeras voir le fruit de justes unions »). Dans un oracle par
astragalomancie, le choix de vie est dit βίου σεμνὴ κρίσις (Antioche ad Cragos, nollé (2007), Ant
36, 1, p. 199).
201. Dodone, DVC 2432B, corrigé par liaPis (2015).
202. Delphes, FQ156 (Plu. Arist. 20.4: le feu avait été souillé par les Perses, μεμιασμένον).
203. Delphes, FH33 (IG II2 333, fr. c, ef, l. 25). Idem pour Delphes, FH40 (FD III.3 344, l. 2 ; IIe s.
av. J.C.) : expression « ἱερὰ οὖσα », isolée et hors contexte.
204. Didymes, FQ36 (Heracl.Lemb., fr. 50 Wehrli, apud Ath. 12.524b).
205. Didymes, FQ35 (A.R. 1.958960 et schol. ad loc.).
206. Delphes, FQ159 (Oenomaos apud Eus. PE 5.33.2).
207. Didymes, FB2 (I.Didyma 229, II, l. 18). Si I.Didyma 282 est bien un oracle, et non un poème, la piété
est mise de l’avant pour la mère du prophète (Didymes, FB4).
208. Didymes, FH29 (I.Didyma 277, l. 2122). La dédicace d’une statue à Césarée Trocetta est nommée
καθιέρωσις, un terme qui, plus que ἀνάθημα, porte en lui l’idée d’une consécration stricto sensu.
209. Delphes, FH45 (I.Magnesia 31, 2223 ; 38, 35 ; 52, 1617 ; 53, 11 ; 61, 29 ; 72, 16 (?) ; 79, 8).
210. SEG 52, 1156, l. 34 (iie s. ap. J.C.). Le mot ἅγιος, rare et soutenu, peutêtre associé à ἕδος si la
restitution est correcte, n’intervient qu’une fois à Athènes dans le cadre d’une enquête delphique,
en 3736 av. J.C., sur la nomination du prêtre des Bouzyges. Delphes, FH58 (IG II2 1096, l. 25:
[ἐπερωτακότας τὸ ἕδος(?) ἅ]γιον).
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
85
dans le discours oraculaire, ou dans même dans le discours préparatoire des cités
qui approchent les oracles, renforcent l’aura exceptionnelle de sacré et de pureté du
monde divin qui affleure dans les manteia.
Conclusions et perspectives
Étudier la pureté et l’impureté à travers l’institution religieuse qui fait office de
gardefou en matière de relations avec la divinité se révèle donc riche d’enseigne
ments. Même si les consultations conservées — des plus terre à terre aux mythes
philosophiques — ne fourmillent pas de cas explicites, les oracles agissent en inter
action active et passive avec les πάτρια : sur tous les aspects d’abord qui peuvent
menacer l’individu, ou plus rarement la cité, l’oracle est en mesure, au besoin, de
fournir une réponse adéquate. Dans l’absolu ensuite, l’oracle est et reste un haut lieu
de ἁγνεία, une autorité naturelle qui, même si on ne la consulte pas, irradie sur les
usages immémoriaux qui régissent les rapports avec les dieux et entre les hommes.
Si les oracles jouissent d’un grand prestige en matière de normalisation, il ne faut pas
surévaluer par contre leur rôle actif : seule une infime quantité des décisions prises en
Grèce a été soumise à l’autorité du dieu, pour des myriades qui ont suivi la voie du
respect de la tradition, il est vrai ellemême avalisée par la divinité.
Les πάτρια, maintenant, sont loin d’être hiératiques et intemporels. Ils constituent
un corps de croyances traditionnelles, disparates dans leur unité globale, qui certes a
tendance à perdurer, mais qui s’adapte au fur et à mesure que la société qui évolue. Et
quand un usage est dit κατὰ τὰ πάτρια, cela ne signifie pas qu’il remonte à la nuit des
temps, mais que les gens qui le clament en sont convaincus, ou veulent en convaincre,
voire s’en convaincre. Comme le système est suffisamment souple pour que les modi
fications successives, volontaires ou non, acquièrent assez rapidement leur valeur
immémoriale dans la tradition « inamovible » de la cité, l’implication oraculaire dans
le système coutumier en matière de sacré et de pureté est souvent difficile à apprécier
dans sa chronologie.
Se baser sur la terminologie s’avère des plus risqué : il n’existe que peu de corréla
tion entre la précision du vocabulaire et la réalité, et les aléas du matériel disponible
semblent particulièrement trompeurs. Pour les penseurs athéniens des ve et ive siècles,
par exemple, l’oracle confirme la loi, dans une conjonction entre pureté, piété, justice
et νομιζόμενα, et cette conception trouve une ébauche d’attestation pratique, hors
des milieux intellectuels, dans une inscription qui est l’un des plus anciens oracles
conservés, à Didymes vers 550 av. J.C. (πάτρια, oracle, justice). Le modus vivendi est
donc déjà bien en place à l’époque archaïque. Or un coup d’œil à la liste des réponses
oraculaires qui citent l’expression κατὰ θεσμόν semblerait manifester une claire ten
dance tardohellénistique. Et mis à part λοιμός et la famille de ἱλάσκ, assez pauvre
somme toute, les vocables idoines sont davantage présents chez les auteurs païens et
chrétiens d’époque romaine et byzantine, ou dans les oracles tardifs de Didymes ou
Claros. Les attestations antérieures existent, mais elles sont vraiment minoritaires.
86
Pierre Bonnechere
Même constatation pour καθαρ : l’oracle de l’Œdipe-Roi excepté, où Apollon ren
seigne sur le καθαρμός approprié, rien d’autre n’apparaît à l’époque classique, ni dans
l’épigraphie si ce n’est dans le cas, unique à ce jour, de la loi cathartique de Cyrène
et sur les lamelles de plomb de Dodone, miraculeusement conservées 211. Pour le reste,
on compte Héraclide de Lembos au iie siècle av. J.C., Diodore au ier et Plutarque à
trois reprises au tournant des deux premiers siècles de notre ère 212. L’époque antonine
compte huit mentions (dont quatre épigraphiques 213), tout comme l’antiquité plus tar
dive 214. Ce qui est vrai pour καθαρ vaut aussi pour ἄγ, ἁγν et μια.
De façon étrange, cette même conjonction entre pureté, piété, justice et
νομιζόμενα, pourtant archaïque et classique, ne se reflète pas davantage dans les
règlements religieux avant le début de la période hellénistique, pour se renforcer
au contraire jusqu’au iiie siècle ap. J.C. Longtemps l’aspect matériel de la souillure
a semblé y primer sur son aspect moral. On en a souvent conclu à une évolution,
avec d’excellents arguments 215. En fonction de l’exemple fourni par la terminologie
oraculaire, et sans nier l’évolution qui marque tous les rites et leur signification, il vaut
la peine là aussi de considérer comme plausible un certain biais dans les sources. Cette
question de la pureté de l’âme dans sa relation avec le divin est un problème disputé
auquel, je crois, notre étude des oracles sous l’angle de la pureté peut apporter son
dû, et qui s’inscrit dans la droite ligne d’une étude toute récente 216 : en fait, toutes
les valeurs mises de l’avant par les oracles, comme la piété, la moralité, la justice,
le respect du droit, de la loi et des traditions, sont aussi celles qui, et dès l’époque
archaïque, ont été identifiées par A. et I. Petrovic comme laissant transparaître l’idée
de pureté intérieure 217. Qui plus est, cette disposition, intériorisée, est permanente
plutôt que liée à la stricte observance des rites.
211. Ces lamelles présentent un visage tellement différent de l’épigraphie oraculaire sur pierre et des
sources littéraires qu’elles mettent en lumière les abîmes d’ignorance où nous plonge la tyrannie des
sources conservées.
212. Heraclid.Lemb. Const. 8 ; D.S. 4.31.5 ; Plu. Arist. 20.4 ; Alex. 26.11 – 27.111 ; Mor. 590a.
213. Aristid. Or. 1.33 et 2.293 ; Œnomaos apud Eus. PE 5.27.45 ; 5.31.2 ; Paus. 5.27.10 ; Claros, MS8 ;
nollé (2007), p. 195, 241, 243250, 256.
214. Clem.Alex. Strom. 6.3.28 ; Ael. VH 3.44 ; Philostr. VA 8.19 ; Porph. Plot. 22 ; Eus. PE 5.28.3 ; App.
Anth., Oracula 1 ; schol. ad Pl. Lg. 865b ; Simp. in Epict. 32 ; schol. ad E. Ph. 638 ; Sortes : steWart
(2001), p. 81, décade 97.7.
215. Chaniotis (1997), part. p. 164168 et (2012), part. p. 133134, qui détaille toutes les sources.
L’influence viendrait du raffinement des conceptions juridiques sur l’homicide, et la distinction
entre meurtre volontaire et involontaire, l’évolution des croyances sur la vie dans l’audelà, et le
terreau intellectuel du ve siècle (par ex. E. Hel. 12011205).
216. PetroviC et PetroviC 2016, ainsi que dans ce volume. De façon similaire, Peels (2016), p. 5566, a
fait justice de la soidisant évolution des mentalités que l’on basait sur l’augmentation nette de ὅσιος
à la période classique, en montrant que les concepts recouverts par ce terme étaient déjà à l’œuvre
sous d’autres lexèmes.
217. « Notions of honesty, loyalty, faithfulness, selflesness, and assertions of the principles of justice, righteousness, and of
sexual decorum. Inner impurity, on the other hand, is regularly associated […] with disregard and disrespect for moral
values —inner impurity is intertwined with dishonesty, perjury, unfaithfulness, scheming and plotting, selfishness,
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
87
Selon Angelos Chaniotis 218, la maxime versifiée qui accueillait les pèlerins au
temple d’Épidaure serait un oracle d’Apollon. Connue par l’intermédiaire de sources
tardives, l’inscription aujourd’hui disparue daterait du ive siècle av. J.C. 219 : ἁγνὸν χρὴ
ναοῖο θυώδεος ἐντὸς ἰόντα | ἔμμεναι· ἁγνεία δ’ἐστὶ φρονεῖν ὅσια, « Celui qui entre dans
le temple parfumé d’encens se doit d’être ἁγνός : l’ἁγνεία, c’est avoir des pensées qui
plaisent aux dieux ». Il s’agirait donc d’un oracle qui, insistant sur la pureté de l’âme
dès le ive siècle, s’inscrirait en continuité avec la prise de conscience classique de la
pureté intérieure chez les Tragiques et les Socratiques, par exemple, et dont le message
aurait fini par s’imposer dans le domaine rituel.
Même si rien ne vient directement étayer l’affirmation qu’il s’agit d’un oracle
« réel », ce type de maxime, qui habituellement appartient davantage au volet litté
raire de la divination, est bien un oracle au sens large. Tout aphorisme est en effet
susceptible, de par la vérité gnomique qu’il recèle, de devenir oraculaire, dès que les
gens croient qu’il a été émis par un manteion, et a fortiori quand il se trouve gravé
dans un sanctuaire mantique. Le dieu sous l’autorité duquel on le place peut même
être interchangeable 220. Malheureusement, et même si l’existence d’un tel oracle à
Épidaure au ive siècle servirait le propos de cet article, sa date ne peut être fixée avec
certitude, ce qui nous oblige à le laisser de côté 221.
self-serving intentions subordinating und undermining the interests of the […] community, and inappropriate
sexual impulses » : PetroviC – PetroviC (2016), passim (citation p. 265). De même, l’εὐσεβείᾳ est
l’expression d’une disposition intérieure (Pi. O. 3.41 : εὐσεβεῖ γνώμᾳ φυλάσσοντες μακάρων τελετάς ;
Epich. 13 B 22 DielsKranz : εὐσεβὴς νόῳ).
218. Chaniotis (1997), p. 152154 et 2012, p. 128129. Cf. maintenant PetroviC – PetroviC (2016),
ainsi que Chaniotis dans le présent volume, avec les différends de R. Parker, ibidem. On attendra
aussi l’article que prépare Saskia Peels sur cette inscription (« ἁγνός and ὅσιος in the Epidaurian
couplet »).
219. Porph. Abst. 2.19 (Thphr. apud ?) et Clem.Alex. Strom. 5.13.3. Voir aussi n. suivante.
220. On connaît une épigramme comparable sous l’autorité de la pythie (AP 14.71) : Parke – WorMell
(1956), no 592 (non repris par fontenrose [1978]). On pourrait voir aussi dans la loi cathartique de
Cyrène un règlement normal devenu oraculaire (voir supra, p. 6264).
221. À supposer en effet que le distique ait été lu par un visiteur dont Porphyre ou Clément se seraient
inspirés, en fonction chacun de leur but littéraire (et l’intertextualité ne se limite pas aux textes
conservés), rien ne nous permet de dire qu’il ait été gravée dès les premières décennies du nouveau
sanctuaire ; il pourrait très bien l’avoir été entre la fin du ive et le iie siècle, ce qui fragilise tous
les arguments philologiques et chronologiques. breMMer (2002), tenant d’une chronologie basse,
a fait remarquer que le couple ἁγνός/ὅσιος était inconnu à l’époque classique, ce qui est exact
(rudhardt 1992 [1958], p. 4041), mais rien n’empêche qu’un document nous oblige à revoir
ce constat. MylonoPoulos (EBGR 2002 in Kernos 18 [2005] 436437, no 15) a fait remonter la
première attestation de ce binôme à une inscription de Phaistos au iie s. av. J.C. (IC I.xxiii 3) ;
si ἁγνός et ὅσιος y sont effectivement réunis, ils ne le sont pas dans une même formule. Que
ναὸς θυώδης soit déjà attesté au ive s. (SEG 51, 239 [Rhamnonte]) n’implique pas que l’inscription
d’Épidaure soit contemporaine (l’expression se trouve aussi à Kamiros, au début du iiie s. av. J.C.
(seGre – PuGliese-Carratelli, ASAtene, 2729 [19491951] no 13). C’est le genre de maxime qui
circule facilement, d’autant que ναὸς θυώδης est homérique (h.Cer. 385), repris par A.R. 1.307. Le
fait qu’on en retrouve le premier vers de l’inscription d’Épidaure à Rhodes (LSS 108, 47), mais pas
Pierre Bonnechere
88
Ce texte est heureusement relayé par d’autres règlements religieux, à partir de la
toute fin du iiie siècle av. J.C. et surtout à l’époque romaine. Dénommés programmata,
ils sont partiellement en vers, et laissent clairement percevoir leur origine divine,
oraculaire au sens large, même si aucun dieu n’est spécifié : leur appel à une nécessaire
pureté de corps et d’âme participe du même mouvement qui, dès le vie siècle au moins,
fait d’un oracle un dispensateur de règles et une source de pureté 222.
La modestie avec laquelle les Grecs consultent leurs dieux dans les μαντεῖα permet
en effet d’éclairer ce problème de la pureté de l’âme par une voie inattendue. Comme
je l’ai indiqué ailleurs, l’impression de roublardise qui se dégage des oracles trans
mis par la littérature, tous ou presque tous relatés longtemps après la date des faits
présumés, se trouve contredite par l’analyse scrupuleuse des consultations publiques
conservées dans l’épigraphie 223. Les oracles les plus anciens (qui sont en prose), qui
remontent au vie siècle, soit l’époque présumée des oracles fleuris « à la Crésus » 224,
sont identiques aux oracles posés par les cités (toujours en prose) jusqu’au milieu de
l’époque hellénistique.
Dans ces consultations publiques, la réponse divine n’est autre que le texte déjà
voté par l’assemblée, le plus justement et le plus pieusement possible 225. En d’autres
termes, quand une cité approche un oracle, elle le fait avec une pureté d’esprit et morale,
puisqu’elle s’efforce de se conformer dans sa demande tant aux νομιζόμενα qu’aux
usages jugés ὅσια en Grèce 226 : « Le koinon des Mondaïates interroge Zeus et Diona,
au sujet de l’argent de Thémis, s’il est admissible et avantageux pour Thémis de (le)
prêter 227 ? » Et si elle ne propose pas un texte à (in)valider, la cité demande simplement
à quels dieux sacrifier pour obtenir le bienêtre général 228. Il n’existe aucun exemple
le second, montre assez la plasticité de la transmission, d’autant que le second vers rhodien, comme
le signale Chaniotis, est repris à un oracle, littéraire cette fois, de Sarapis (totti [1985], n◦ 61).
222. PetroviC – PetroviC (2006) (que je remercie de leur aide sur ce point) listent les règlements reli
gieux en vers; voir aussi leur chapitre dans le présent volume et (2016). Souvent, on liste en prose
les impuretés, avant d’ajouter quelques vers gnomiques pour conférer au règlement un poids divin.
Le sens de programma est proche de l’édit, de la proclamation et de la loi (LSJ).
223. bonneChere (2010) et (2013c), et je ne suis pas le premier. Voir aussi supra, n. 3.
224. Toujours considérés comme typiques du vie s. av. J.C. alors qu’ils sont cités par Hérodote un siècle
plus tard, et dans une œuvre où l’appareil narratif est incroyablement complexe et efficace.
225. Et presque toujours proposé au dieu sous la forme d’une alternative fermée, qui ne laisse à l’oracle
que deux réponses possibles, A ou nonA, très rarement A ou B. Voir bonneChere (20122013) et
(2013b).
226. Même dans le cas d’une consultation athénienne qui se clôt sur un « non » (Delphes, FH21) : voir
supra, p. 75. L’attitude est identique dans le cas de double consultation, dans le même sanctuaire ou
dans des oracles différents, que le consultant ne met jamais en concurrence pour arriver à ses fins
intéressées (bonneChere [2010] et [2013]).
227. Dodone, Lh8B (ép. hellénistique).
228. Par exemple Dodone, Lh1, 2, 6, etc., voir supra, p. 59. Isocrate (11.15), assure que la meilleure façon
de préserver les richesses est d’entretenir son armée mais aussi de vivre dans la piété : c’est exacte
ment ce que font les cités qui approchent l’oracle.
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
89
dans l’épigraphie de cet esprit irrévérencieux récurrent dans les Histoires d’Hérodote
qui, au demeurant, permettent d’approcher la question a contrario : tous les gens qui y
fréquentent l’oracle avec une idée malhonnête, οὐχ ὁσίως, et donc avec l’âme impure,
sont irrémédiablement châtiés ou contraints d’obéir au dieu 229.
En soi, consulter un oracle lie la cité qui interroge la divinité : ayant reçu une
injonction divine que très souvent elle a ellemême élaborée dans le respect des lois
divines, ὁσίως, elle s’interdit toute désobéissance, au risque d’être impie et punie 230.
Qu’en estil des consultations privées qui représentent 98 ou 99 % des cas recensés,
depuis la parution des nouveaux textes de Dodone ? Je n’ai pas la place ici pour
analyser tout ce nouveau corpus, mais une chose est sûre : les gens qui se rendent
à l’oracle n’approchent jamais le dieu dans l’espoir de le tromper. Le plus souvent,
comme les cités, ils posent même leurs questions de façon à ne pas forcer l’oracle à
une réponse hasardeuse 231. Consulter un oracle reste un acte de « foi » 232, de confiance
dans l’omniscience du dieu, qu’il serait mal venu d’approcher avec des arrièrepensées
déshonnêtes 233. Or ce mode d’interrogation, l’âme pure, est en place dès que les
lamelles de Dodone nous sont disponibles : la fin du vie et le ve siècle av. J.C. L’usage
proactif que les Grecs faisaient de la divination n’est pas étranger non plus à cette
pureté d’esprit, qui vise à s’assurer de ce que les dieux seront satisfaits et éviter ainsi
toute rupture qui mènerait à leur colère, et donc au fléau ou à la punition person
nelle 234.
229. Comme Battos (Delphes, FQ4551). harrison (2000), p. 122157. Glaucos (voir supra, n. 153).
Aussi bonneChere (2013a) (Cléomène de Sparte et Démarate : toutes les âmes impures finissent
par provoquer l’éradication de leur lignée).
230. C’est ce qu’Apollon promet aux gens d’Éphèse ou d’une ville de l’Hermos : Claros, MS11 (SGO I,
03/02/01, l. 18) : εἰ δέ τε μὴ τελέοιτε πυρὸς τότε τείσετε ποινάς, « si vous ne le faites pas, vous subirez
alors le feu/la fièvre comme châtiment ». Voir déjà la menace à Didymes, FH1 (ca 550 av. J.C.) :
« Et il sera [meilleur et] plus avantageux [pour lui d’obéir], et [le contraire] s’il n’obéit pas. » Ces
précisions sont rares, je pense, parce qu’elles allaient de soi. Sur la sanction divine impliquée dans
les formules du style οὐχ ὅσιον, voir Peels (2016), p. 168206.
231. Je prépare un article à ce sujet : « Ménager l’oracle ou l’utile précaution. » Les exceptions potentielles
se comptent sur les doigts d’une ou deux mains.
232. Dans le contexte ici posé, les cultes « médicaux » devraient être analysés avec beaucoup de soin,
mais la place me manque. Les miracles d’Épidaure manifestent au grand jour le réel pouvoir de
guérir d’Asclépios, un dieu σωτήρ, en même temps qu’une élaboration édifiante.
233. De toute façon, le dieu savait qui était pur ou non, une conception qui remonte au moins à
Hésiode (Op. 250262), Théognis (897900) et Pindare (P. 3.2730 et 9.4250), et qui donne crédit
aux interdictions des règlements sacrés : si un impur s’adonne à des actes qui lui sont interdits, le
dieu en disposera comme il l’entend (comme dans les inscriptions de confession). Voir maintenant
PetroviC – PetroviC (2016), p. 265268.
234. La religion vécue dépend des caractères individuels : il existe des chrétiens qui pratiquent de façon
épouvantablement ritualiste et d’autres de façon très morale, des parrains de mafia qui vont à la
messe et des chrétiens non pratiquants mais qui partagent l’idéal évangélique. J’ajoute que chaque
individu est susceptible d’agir à différents niveaux de profondeur en fonction des circonstances.
Porphyre (Abst. 2.19.3, qu’il cite ou non Théophraste à ce moment) dit que « dans l’opinion actuelle
Pierre Bonnechere
90
En conclusion, tant le discours sur les oracles que les réponses oraculaires elles
mêmes cadrent avec cette idée platonicienne selon laquelle les lois sont d’origine divine,
et qu’il faut les respecter pour conserver la paix des dieux. Dans les Mémorables, le
Socrate de Xénophon précise : « La pythie répond en effet qu’une conduite conforme
aux lois de la cité est une conduite pieuse (εὐσεβῶς ἂν ποιεῖν), et c’est précisément
la conduite que Socrate adoptait et qu’il conseillait aux autres 235. » Par νόμῳ πόλεως,
on peut entendre tous les niveaux possibles de la loi et, pour suivre la distinction
d’Angelos Chaniotis 236, l’oracle pouvait être appelé à épauler les νομιζόμενα, renforcer
les lois ou encore endosser des modifications de règles bien en place, notamment la
magnification des fêtes. Chaque article de la loi cathartique de Cyrène par exemple, un
règlement local, devait nécessairement se trouver en accord avec les usages accepta
bles à Cyrène et même en Grèce, puisqu’ils devaient pouvoir être validés — au moins
en théorie — par le dieu de Delphes (ou un autre). Qui veut « habiter la Libye »,
s’astreignant aux règles cathartiques, voulues par les dieux, sera tout à la fois ὅσιος,
εὐσεβής et δίκαιος.
Ceci permet pour conclure un beau retour aux programmata, qui insistent sur
l’ἁγνεία de l’âme d’époque hellénistique et romaine, et leur injonction en vers : la
cité, qui aurait sûrement précisé le nom de l’oracle si elle y avait eu recours, désirait
donc accorder un surcroît de force persuasive à sa décision prise en assemblée et
faisait « comme si » le propos lu par le visiteur était prononcé par un dieu 237. Mais elle
le faisait en toute piété, en exprimant au mieux un sentiment qu’elle aurait pu sou
mettre tel quel à un oracle et que tout Apollon aurait approuvé car conforme aux lois
divines et humaines. Et, comme un fait exprès, le programma d’Athéna Lindia, dans la
republication d’un texte plus ancien, au iiie siècle ap. J.C., rejette l’ἐναγής, l’ἄναγνος
et l’ἄθεσμος 238. C’est un autre exemple de ce que j’appelle la pétition de principe
oraculaire, ou encore le « cercle vertueux » de la piété, de la pureté, de la justice et de
la loi, partagé par Xénophon dans sa vision de la χάρις 239.
des gens », l’habit ne fait pas le moine, mais il en reste beaucoup qui se limitent au vêtement propre
sans avoir l’âme pure.
235. 1.3.1 (trad. L.A. Dorion, CUF) : ἥ τε γὰρ Πυθία νόμῳ πόλεως ἀναιρεῖ ποιοῦντας εὐσεβῶς ἂν ποιεῖν,
Σωκράτης τε οὕτω καὶ αὐτὸς ἐποίει καὶ τοῖς ἄλλοις παρῄνει (voir aussi Mem. 4.6.24 ; 4.3.1617 ;
HG 1.7.25 : κατὰ τὸν νόμον εὐσεβεῖν, « être pieux selon de la loi »). Socrate relaie le propos de la
pythie, alors qu’il a été déclaré par elle l’homme le plus sage : nous retrouvons ici le renforcement
circulaire, présent aussi chez Platon (Lg. 716c717a).
236. Chaniotis (2009a).
237. PetroviC – PetroviC (2006), p. 174175.
238. I.Lindos 487 (LSS 91), l. 4. Voir supra n. 134. Dans l’inscription d’Euromos (SEG 43, 710 / SGO I,
01/17/01), la pureté d’âme est associée à la justice et au sacré, et l’impureté à l’injustice. De plus,
la personne impure se voit interdire l’entrée au sanctuaire mais aussi la participation au rituel, une
définition qui rejoint assez bien celle de l’ἐναγής traditionnel.
239. Ce cercle vertueux mettait en lumière tant l’autorité du dieu nomothète que la piété du consultant.
Voir déjà belayChe (2007), qui souligne l’aspect social et politique de ce type d’oracle, profondément
inscrit dans les réseaux de pouvoir.
Pureté, justice, « piété » et leurs contraires
91
Qu’il soit donc clair que les textes oraculaires, loin d’être un tissu d’élucubrations
« religieuses » laissées au hasard, ont été rédigés et ratifiés en pleine symbiose avec
le système de pensée et les mentalités ambiantes et que, sur la question de la pureté
comme sur toutes les autres, la divination grecque est partie prenante de la réalité
rationnelle.
Pierre bonneChere
Post-scriptum (2018)
L’article a été terminé en 2015 et mis à jour autant que possible. Jon Mikalson,
de l’Université de Virginie, a publié en 2016 un beau livre, un peu à la façon de Jean
Rudhardt, fondé sur une stricte analyse du vocabulaire et des faits : New Aspects of
Religion in Ancient Athens: Honors, Authorities, Esthetics, and Society (Leyde/Boston). Le
chapitre 6 traite des τὰ πάτρια et τὰ νομιζόμενα, que j’ai abordés, dans cet article,
comme des quasisynonymes. Si l’expression τὰ πάτρια s’applique bien aux usages
rituels « anciens », c’est tout particulièrement — 90% des cas au minimum — dans
le domaine des sacrifices, tandis que l’expression τὰ νομιζόμενα se réfère davantage à
d’autres conduites rituelles. À la lecture de ce chapitre aussi, je me suis rendu compte
que j’avais oublié de cataloguer dans les sources oraculaires, à côté de l’expression
κατὰ τὰ πάτρια, les mentions de πάτριoν ἐστι (vel sim.). Ma base de données m’a fait
découvrir plusieurs attestations, dont on trouvera les références cidessous, et qui ren
forcent encore l’argumentation de l’article.
Sources épigraphiques : Delphes, FH42 (FD III.4 153, l. 89 ; 246242 av. J.C.) ; Delphes,
FH45 (BCH 77 [1953], 169, 3536, l. 28 [221220 av. J.C.]); Delphes, FH51 (IG II2 1326 ; 176
175 av. J.C.) ; Delphes, FH52 (IG XI.4 1061, l. 9 et 25 ; avant 167 av. J.C.) ; Delphes, FH57
(FD III.2 48, l. 12 et 42; FD III.2 50, l. 910 ; avant 128 av. J.C.) ; Delphes, FH58 (IG II2 1096,
l. 10 (rest.) ; 3736 av. J.C.) ; Didymes, FH10 (Syll.3 590 ; 220205 av. J.C.). Sources littéraires :
Delphes, FH28 ; FQ8 ; FQ23 ; FQ243 ; FL265. Aussi Suda δ1355 (Asclépios).